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Page:Alain - Système des Beaux-Arts.djvu/382

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CHAPITRE XI

DES LIEUX COMMUNS

Une belle prose consiste dans des idées communes, exprimées par des mots communs. Mais disons encore une fois d’où vient ici la force ; elle vient de ce que le jugement du lecteur, étant entièrement maître de tous ces mots familiers, n’ayant point non plus à changer leur sens usuel d’après les mots voisins qui les modifient, et les trouvant enfin à l’état d’éléments et délivrés de tous les liens de coutume, ne peut se détourner de former l’idée, d’où ensuite chacun des mots reçoit une lumière égale et étrangère. Un puissant écrivain se mesure à ceci que dans sa manière d’écrire il n’y a point d’apparences, j’entends qu’il faut le comprendre parfaitement ou ne rien comprendre du tout. La mauvaise prose, au contraire, est pleine d’apparences, on dirait presque d’apparitions ou de visions, chaque mot brillant et dansant pour son compte, ou bien formant des jeux et des rondes avec ses voisins, ce qui, dans le récit, rompt le mouvement, et, dans l’analyse, fait que l’on rêve au lieu de juger. En cet état de demi-sommeil, on reconnaît par les effets la faiblesse de l’imagination libre ; et le lecteur le moins cultivé regrette alors et cherche malgré lui quelque mouvement d’éloquence ou quelque rythme de poésie qui l’entraîne ; car il s’arrête par-