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Page:Alain - Système des Beaux-Arts.djvu/40

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SYSTÈME DES BEAUX-ARTS

toute œuvre dépend beaucoup de ces humbles conditions ; mais en quel sens elle en dépend, c’est ce qu’on n’aperçoit pas aisément ; car la facilité favorise l’artisan et nuit à l’artiste ; et, le métier et l’inspiration allant toujours ensemble, il n’est pas facile de les distinguer. Toutefois il est connu, dans le monde des artistes, qu’une certaine facilité est sans remède.

Il reste à dire maintenant en quoi l’artiste diffère de l’artisan. Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution, c’est industrie. Et encore est-il vrai que l’œuvre souvent, même dans l’industrie, redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu’il essaye ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d’une idée dans une chose, je dis même d’une idée bien définie comme le dessin d’une maison, est une œuvre mécanique seulement, en ce sens qu’une machine bien réglée d’abord ferait l’œuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu’il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera à l’œuvre qu’il commence ; l’idée lui vient à mesure qu’il fait ; il serait même plus rigoureux de dire que l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c’est là le propre de l’artiste. Il faut que le génie ait la grâce de nature, et s’étonne lui-même. Un beau vers n’est pas d’abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et là belle statue se montre belle au sculpteur, à mesure qu’il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau. La musique est ici le meilleur témoin, parce qu’il n’y a pas alors de différence entre imaginer et faire ; si je pense, il faut que je chante. Ce qui n’exclut pas assurément qu’on forme l’idée de chanter pour la mémoire d’un héros ou pour l’hyménée, pour célébrer les bois, les moissons ou la mer ; mais cette idée est commune au médiocre musicien et au vrai musicien, comme la fable de don Juan est commune à Molière et à d’au-