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Page:Alexis - La Fin de Lucie Pellegrin, etc, 1880.djvu/14

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Si je m’étais décidé à donner aux quatre études composant ce volume un titre général, je n’en aurais pas pris d’autre que le suivant : « Tout ceci est arrivé. » Pour moi, la définition de l’Art est celle que Diderot avait empruntée à Bacon : Homo additus naturæ. L’entreprise littéraire de celui qui prétendrait tout tirer de son propre fond me paraît aussi incomplète, mais plus dénuée d’intérêt, que la tentative de celui qui se bornerait à « photographier » du réel sans y mettre du sien, sans rendre l’impression personnelle et unique de cette réalité vue à travers un tempérament.

Je place la Fin de Lucie Pellegrin au commencement, parce que c’est la plus ancienne de ces études. En 1874, à une époque difficile de mes débuts, j’allais manger quelquefois rue Germain-Pilon dans un restaurant infime, qui n’existe plus, où j’entendis un jour quatre « habituées » à une table voisine, tout en prenant leur café et en fumant leur cigarette, parler longuement d’une de leurs camarades, très lancée et très connue, qui se mourait de la poitrine. Leur conversation me frappa. Elles donnaient des détails tellement typiques qu’il me sembla que l’imagination d’un romancier de génie ne pourrait en trouver de plus poignants ni de plus vrais. Cette « Lucie » que je n’avais jamais vue, maintenant, avec ce que je venais d’entendre, elle était là devant mes yeux, réelle et vivante, inoubliable : une Manon du quartier Breda, bonne fille, un peu sotte, exploitée par son entourage, la fibre maternelle peu développée, toute au plaisir, attendrissante à l’approche de la mort, embellie sans doute par ma pitié d’une sorte de poésie maladive. Une des quatre « habituées » parla vaguement d’aller la voir une après-midi toutes ensemble. Ma part d’invention se borne donc à avoir supposé que la visite des quatre femmes eut réellement lieu à l’issue de leur conversation, et à m’être imaginé cette visite. Quand la véritable « Lucie » mourut, il n’y a pas très longtemps, la Fin de Lucie Pellegrin avait paru depuis dix-huit mois dans une feuille-de-chou littéraire.