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Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/201

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maître de soi pour pouvoir même comprendre qu’il faut qu’il se contienne un moment pour atteindre l’objet de sa passion. Un long temps se passe ; Barbès s’élance enfin, monte à la tribune ou plutôt y bondit. C’était un de ces hommes chez lequel le démagogue, le fou et le chevalier s’entremêlent si bien qu’on ne saurait dire où finit l’un et où l’autre commence, et qui ne peuvent se faire jour que dans une société aussi malade et aussi troublée que la nôtre. Je crois pourtant qu’en lui le fou prédominait, et sa folie devenait furieuse quand il entendait la voix du peuple. Son âme bouillonnait naturellement au milieu des passions populaires comme l’eau sur le feu. Depuis que la foule nous avait envahis, je n’avais cessé d’avoir l’œil sur lui, je le considérais comme l’homme le plus à redouter qu’il y eût parmi nos adversaires, parce qu’il était le plus insensé, le plus désintéressé et le plus résolu de tous. Je l’avais vu monter sur l’estrade où siégeait le président et s’y tenir longtemps immobile en promenant seulement ses regards agités sur l’Assemblée ; j’avais remarqué et fait remarquer à mes voisins l’altération de ses traits, sa pâleur livide, l’agitation convulsive qui lui faisait, à chaque instant, tortiller sa moustache dans ses doigts ; il était là comme l’image de l’irrésolution, penchant déjà vers un parti extrême. Cette fois, Barbès venait de se décider ; il voulait résumer en quelque