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Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/215

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victoire. Les Français, d’ailleurs, ne font jamais deux choses à la fois, leur esprit change souvent d’objet mais il est toujours tout entier à celui qui l’occupe et je crois qu’il est sans exemple qu’ils aient fait une insurrection au milieu d’une fête ou même d’une cérémonie. Ce jour-là donc, le peuple parut entrer assez volontiers dans la fiction de son bonheur et mettre pour un moment de côté la mémoire de ses misères et de ses haines, il fut animé sans être turbulent. Le programme avait dit qu’il devait régner une confusion fraternelle. Il y eut, en effet, une confusion extrême, mais pas de désordre, car, nous sommes d’étranges gens : nous ne pouvons nous passer de la police quand nous sommes en bon ordre, et, dès que nous entrons en révolution, elle semble devenue inutile. Le spectacle de cette joie populaire transportait d’aise les républicains modérés et sincères et les portait à une sorte d’attendrissement.

Carnot me dit avec cette niaiserie que les démocrates honnêtes ne manquent guère de mêler à leur vertu : « Croyez-moi, mon cher collègue, il faut toujours se fier au peuple. » Je me rappelle que je lui répondis assez brusquement : « Eh ! que ne me disiez-vous cela la veille du 15 mai ? » La commission exécutive occupait une partie de l’immense estrade qui avait été élevée le long de l’École militaire et l’Assemblée