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Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/250

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rieux ; aussi, je les quitte et je vais publier sans eux les décrets de l’Assemblée. » Nous prîmes ensemble le chemin du guichet opposé. Cormenin et Crémieux nous rejoignirent bientôt, un peu honteux de leur tentative. Nous gagnâmes ainsi la rue Saint-Honoré dont l’aspect fut peut-être ce qui me frappa le plus durant les journées de Juin. Cette rue si populaire et si bruyante était, en ce moment-là, plus déserte que je ne la vis jamais dans l’hiver à quatre heures du matin. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on n’apercevait âme qui vive ; les boutiques, les portes, les fenêtres étaient hermétiquement fermées. Rien ne paraissait, rien ne remuait, on n’entendait ni le bruit d’une roue, ni le fer d’un cheval, ni le pas d’un homme, mais seulement la voix du canon qui semblait résonner dans une ville abandonnée. Les maisons pourtant n’étaient pas vides ; car, à mesure que nous avancions, nous apercevions en dedans des croisées des femmes et des enfants qui, collés contre les carreaux, nous regardaient passer d’un air effaré.

Près du Palais-Royal, nous rencontrâmes enfin de gros partis de gardes nationaux et notre mission commença. Quand Crémieux vit qu’il ne s’agissait que de parler, il devint tout de feu ; il apprit à ces gens ce qui venait de se passer à l’Assemblée nationale et leur chanta un petit air de bravoure qui fut fort applaudi.