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Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/269

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Les volontaires continuaient à entrer en foule dans Paris ; à chaque instant, on annonçait quelque événement tragique ou quelque mort illustre. Ces nouvelles attristaient, mais animaient et raffermissaient l’Assemblée. Tous les membres qui se hasardaient à proposer d’entrer en pourparlers avec les insurgés étaient reçus avec des cris de colère. Vers le soir, je voulus me rendre moi-même à l’Hôtel de Ville, afin d’apprendre là des nouvelles plus certaines des résultats de la journée. Cette insurrection, après m’avoir inquiété par sa violence, m’inquiétait par sa durée. Car, qui pouvait prévoir l’effet que produirait, dans certaines parties de la France et surtout dans les grandes villes ouvrières telles que Lyon, la vue d’un combat si longtemps incertain. Comme je passais sur le quai de la Ferraille, je rencontrai des gardes nationaux de mon voisinage, qui rapportaient sur des civières plusieurs de leurs camarades et deux de leurs officiers blessés. Je remarquai, en causant avec eux, avec quelle effrayante rapidité, même au milieu d’un siècle aussi civilisé que le nôtre, les âmes les plus pacifiques se mettent, pour ainsi dire, à l’unisson des guerres civiles, et comme le goût de la violence et le mépris de la vie humaine s’y répandent tout à coup en ces temps malheureux. Les hommes avec qui je m’entretenais alors étaient des artisans rangés et paisibles,