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Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/313

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Le soir même de mon arrivée, j’appris que quelques-uns de mes amis dînaient ensemble chez un petit restaurateur des Champs-Élysées. J’y courus ; je trouvai là, en effet, Dufaure, Lanjuinais, Beaumont, Corcelles, Vivien, Lamoricière, Bedeau et un ou deux autres encore dont les noms sont moins connus. On me mit, en quelques mots, au courant de la situation. Barrot, chargé par le président de recomposer un cabinet, s’épuisait, depuis quelques jours, en vains efforts pour y parvenir. M. Thiers, M. Molé et leurs principaux amis avaient refusé de se charger du gouvernement. Ils entendaient bien, pourtant, rester les maîtres, comme on verra, mais sans devenir ministres. L’incertitude de l’avenir, l’instabilité de toutes choses, les difficultés et peut-être les périls du moment les tenaient à l’écart. Ils voulaient bien le pouvoir, mais de responsabilité point. Barrot, repoussé de ce côté, était venu à nous. Il nous demandait, ou plutôt il nous suppliait de devenir ses collègues. Mais, qui d’entre nous prendre ? Quels ministères nous livrer ? Quels collègues nous adjoindre ? Quelle politique commune adopter ? De toutes ces questions, il avait surgi des difficultés d’exécution, qui avaient paru jusqu’alors insurmontables. Plusieurs fois déjà, Barrot était retourné vers les chefs naturels de la majorité et, repoussé par eux, s’était rejeté vers nous.