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Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/71

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que, si l’humanité est toujours la même, tous les incidents de l’histoire sont différents, que le passé n’apprend pas grand’chose sur le présent et que ces anciens tableaux, qu’on veut faire entrer de force dans de nouveaux cadres font toujours un mauvais effet.

Après avoir devisé quelques moments sur la situation périlleuse des affaires, nous fûmes, M. de Corcelles et moi, chercher M. Lanjuinais et, tous les trois ensemble, nous nous rendîmes chez M. Dufaure, qui habitait dans la rue Le Peletier ; le boulevard que nous suivîmes pour y arriver, présentait alors un étrange spectacle. On n’y apercevait presque personne, quoiqu’il fût près de neuf heures du matin ; et l’on n’y entendait pas le moindre bruit de voix humaine ; mais toutes les petites guérites, qui s’élèvent le long de cette vaste avenue, semblaient s’agiter, chanceler sur leurs bases et, de temps en temps, il en tombait quelqu’une avec fracas, tandis que les grands arbres des bas-côtés s’abattaient sur la chaussée comme d’eux-mêmes. Ces actes de destruction étaient le fait d’hommes isolés, qui les opéraient silencieusement, régulièrement et à la hâte, préparant ainsi les matériaux de barricades que d’autres allaient élever. Rien ne m’a jamais paru mieux ressembler à l’exercice d’une industrie et, pour la plupart de ces hommes, c’en était une, en effet, dont l’instinct du désordre