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SUR LA VÉRITÉ DANS L’ART.

avoir l’imagination d’enlacer dans ses nœuds formateurs toutes les figures principales d’un siècle, et, pour donner plus d’ensemble à leurs actions, de faire céder parfois la réalité des faits à l’idée que chacun d’eux doit représenter aux yeux de la postérité ; enfin sur la différence que je vois entre la vérité de l’Art et le vrai du Fait.

De même que l’on descend dans sa conscience pour juger des actions qui sont douteuses pour l’esprit, ne pourrions-nous pas aussi chercher en nous-mêmes le sentiment primitif qui donne naissance aux formes de la pensée, toujours indécises et flottantes ? Nous trouverions dans notre cœur plein de trouble, où rien n’est d’accord, deux besoins qui semblent opposés, mais qui se confondent, à mon sens, dans une source commune ; l’un est l’amour du vrai, l’autre l’amour du fabuleux. Le jour où l’homme a raconté sa vie à l’homme, l’Histoire est née. Mais à quoi bon la mémoire des faits véritables, si ce n’est à servir d’exemple de bien ou de mal ? Or les exemples que présente la succession lente des événements sont épars et incomplets ; il leur manque toujours un enchaînement palpable et visible, qui puisse amener sans divergence à une conclusion morale ; les actes de la famille humaine sur le théâtre du monde ont sans doute un ensemble, mais le sens de cette vaste tragédie qu’elle y joue ne sera visible qu’à l’œil de Dieu, jusqu’au dénoûment qui le révélera peut-être au dernier homme. Toutes les philosophies se sont en vain épuisées à l’expliquer, roulant sans cesse leur rocher, qui n’arrive jamais et retombe sur elles, chacune élevant son frêle édifice sur la ruine des autres et le voyant crouler à son tour. Il me semble donc que l’homme, après avoir satisfait à cette première curiosité des faits, désira quelque chose de