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Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/18

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RÉFLEXIONS

adopté est toujours mieux composé que le vrai, et n’est même adopté que parce qu’il est plus beau que lui ; c’est que l’humanité entière a besoin que ses destinées soient pour elle-même une suite de leçons ; plus indifférente qu’on ne pense sur la réalité des faits, elle cherche à perfectionner l’événement pour lui donner une grande signification morale ; sentant bien que la succession des scènes qu’elle joue sur la terre n’est pas une comédie que, puisqu’elle avance, elle marche à un but dont il faut chercher l’explication au delà de ce qui se voit.

Quant à moi, j’avoue que je sais bon gré à la voix publique d’en agir ainsi, car souvent sur la plus belle vie se trouvent des taches bizarres et des défauts d’accord qui me font peine lorsque je les aperçois. Si un homme paraît un modèle parfait d’une grande et noble faculté de l’âme, et que l’on vienne m’apprendre quelque ignoble trait qui le défigure, je m’en attriste, sans le connaître, comme d’un malheur qui me serait personnel, et je voue presque qu’il fût mort avant l’altération de son caractère.

Aussi, lorsque la muse (et j’appelle ainsi l’Art tout entier, tout ce qui est du domaine de l’imagination, à peu près comme les anciens nommaient musique l’éducation entière), lorsque la muse vient raconter, dans ses formes passionnées, les aventures d’un personnage que je sais avoir vécu, et qu’elle recompose ses événements, selon la plus grande idée de vice ou de vertu que l’on puisse concevoir de lui, réparant les vides, voilant les disparates de sa vie et lui rendant cette unité parfaite de conduite que nous aimons à voir représentée même dans le mal ; si elle conserve d’ailleurs la seule chose essentielle à l’instruction du monde, le génie de l’époque, je ne sais pourquoi l’on serait plus difficile avec elle qu’avec cette