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Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/182

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— Eh ! si j’en étais là, j’y gagnerais du moins cette leçon dont vous parlez, mon ami ; mais ce Cardinal, cet homme auquel il me faut avoir une obligation, cet homme que je connais trop par son œuvre, que sera-t-il pour moi ?

— Un ami, un protecteur sans doute, répondit de Thou.

— Plutôt la mort mille fois que son amitié ! J’ai tout son être et jusqu’à son nom même en haine ; il verse le sang des hommes avec la croix du Rédempteur.

— Quelles horreurs dites-vous, mon cher ! Vous vous perdrez si vous montrez au Roi ces sentiments pour le Cardinal.

— N’importe, au milieu de ces sentiers tortueux, j’en veux prendre un nouveau, la ligne droite. Ma pensée entière, la pensée de l’homme juste, se dévoilera aux regards du Roi même s’il l’interroge, dût-elle me coûter la tête. Je l’ai vu enfin ce Roi, que l’on m’avait peint si faible ; je l’ai vu, et son aspect m’a touché le cœur malgré moi ; certes, il est bien malheureux, mais il ne peut être cruel, il entendrait la vérité…

— Oui, mais il n’oserait la faire triompher, répondit le sage de Thou. Garantissez-vous de cette chaleur de cœur qui vous entraîne souvent par des mouvements subits et bien dangereux. N’attaquez pas un colosse tel que Richelieu sans l’avoir mesuré.

— Vous voilà comme mon gouverneur, l’abbé Quillet ; mon cher et prudent ami, vous ne me connaissez ni l’un ni l’autre ; vous ne savez pas combien je suis las de moi-même, et jusqu’où j’ai jeté mes regards. Il me faut monter ou mourir.

— Quoi ! déjà ambitieux ! s’écria de Thou avec une extrême surprise.

Son ami inclina la tête sur ses mains en abandonnant les rênes de son cheval, et ne répondit pas.