Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/386

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Le Cardinal bâilla trois fois sans cesser son jeu, et dit :

— C’est un bien joli animal qu’un chat ! c’est un tigre de salon : quelle souplesse ! quelle finesse extraordinaire ! Voyez ce petit jaune qui fait semblant de dormir pour que l’autre rayé ne prenne pas garde à lui, et tombe sur son frère ; et celui-là, comme il le déchire ! voyez comme il lui enfonce ses griffes dans le côté ! Il le tuerait, je crois, il le mangerait, s’il était plus fort ! C’est très-plaisant ! quels jolis animaux !

Il toussa, éternua assez longtemps, puis reprit :

— Messire Joseph, je vous ai fait dire de ne me parler d’affaires qu’après mon souper ; j’ai faim maintenant, et ce n’est pas mon heure ; mon médecin Chicot m’a recommandé la régularité, et j’ai ma douleur au côté. Voici quelle sera ma soirée, ajouta-t-il en regardant l’horloge : à neuf heures, nous réglerons les affaires de M. le Grand ; à dix, je me ferai porter autour du jardin pour prendre l’air au clair de la lune ; ensuite je dormirai une heure ou deux ; à minuit, le Roi viendra, et à quatre heures vous pourrez repasser pour prendre les divers ordres d’arrestations, condamnations ou autres que j’aurai à vous donner pour les provinces, Paris ou les armées de Sa Majesté.

Richelieu dit tout ceci avec le même son de voix et une prononciation uniforme, altérée seulement par l’affaiblissement de sa poitrine et la perte de plusieurs dents.

Il était sept heures du soir ; le capucin se retira. Le Cardinal soupa avec la plus grande tranquillité, et quand l’horloge frappa huit heures et demie, il fit appeler Joseph, et lui dit lorsqu’il fut assis près de la table :

— Voilà donc tout ce qu’ils ont pu faire contre moi pendant plus de deux années ! Ce sont de pauvres gens, en vérité ! Le duc de Bouillon même, que je croyais