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Page:Amiel - Grains de mil, 1854.djvu/140

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ches et pures pourtant, nées en même temps, sur le flanc des monts, dans les pâturages trempés de rosée.

L’une, en descendant vers les plaines de la vie, rencontre une région sablonneuse et s’y perd.

Une autre sent le roc qui la portait se dérober tout à coup sous son onde, et tombe dans l’abîme, dispersée en pluie et fouettée par les vents.

Beaucoup, filets d’eau trop minces, s’évaporent, desséchés, sous les ardeurs de midi.

La plupart, moins vivaces encore, après avoir couru, quelque temps, alertes et gaies, gazouillé sous le ciel avec un murmure charmant, et rêvé d’indépendance et de renommée, languissent, défaillent et, attirées dans le sillon d’un ruisseau plus puissant, y engloutissent leurs espérances et leur nom.

À peine une ou deux d’entre elles, plus riches ou plus favorisées, réussissent à maintenir leur individualité et leur courant, roulent, grossies à la fois par l’eau de la nue et par l’eau du rocher, par les orages du jour et par le calme des nuits, et, malgré l’avidité des sables et les dangers du précipice, malgré les feux du soleil et le vertige de l’engloutissement, esquivant ou bravant tous les obstacles, transformant les barrages en digues, les difficultés en auxiliaires et les périls en victoires, fortifiées de ce qui affaiblit leurs compagnes, s’aidant de ce qui les arrête, s’alimentant de ce qui les tarit, se creusent ainsi un lit de plus en plus large, se tracent un cours de plus en plus hardi, et, après tant d’épreuves et de bouillonnements