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Page:Amiel - Grains de mil, 1854.djvu/183

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œuvre, sera ou est dépassée sur tous tes points. Vinet est une grande âme et un beau talent, mais pas assez bien servi par tes circonstances ; une personnalité digne de toute vénération, un grand homme de bien et un écrivain d’élite, mais pas encore un grand homme ni un grand écrivain. Profondeur et pureté, voilà ce qu’il possède à un degré éminent, mais non proprement la grandeur. Il est, pour cela, un peu trop subtil et analytique, trop ingénieux et raffiné, il a trop de pensée de détail et pas assez de veine, d’éloquence, d’imagination, de chaleur et d’ampleur. Essentiellement et constamment méditatif, il ne lui reste plus assez de puissance pour le dehors. La casuistique de conscience et la casuistique grammaticale, l’éternelle suspicion du moi, le perpétuel examen moral, expliquent son talent et ses limites. Vinet manque de flamme, de masse, d’entraînement et par conséquent de popularité. L’individualisme ; qui est son titre de gloire, est aussi la cause de sa faiblesse. On retrouve toujours chez lui le solitaire et l’ascète. Sa pensée est en chapelle, elle s’éprouve continuellement et ne s’épargne pas la discipline. De là cet air de discrétion, de scrupule, d’anxiété, qui la caractérise même dans son audace. Énergie morale, mais délicatesse inquiétante ; finesse d’organisation, mais petite santé, pour ainsi dire : voilà une des impressions qu’elle fait éprouver. Force toujours reployée sur elle-même contre elle-même, voilà le reproche, dirai-je ? ou l’éloge à lui adresser. Plus d’élan dans l’allure, plus de muscles, en quelque sorte, autour des nerfs, plus de cercles de