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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/137

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à certaines heures, aboutissent à de retentissantes protestations. On s’insurge contre la domination des Allemands accusés de former, dans l’administration comme dans les affaires, une sorte de corporation dont les membres se soutiennent aux dépens de l’État et des particuliers. À Pétersbourg, à Moscou surtout, la presse encourage périodiquement la Russie à s’émanciper du joug politique au économique du niémets[1], joug dont certains patriotes exagèrent singulièrement le poids, et qu’ils semblent aussi incapables de secouer entièrement que de supporter patiemment. Au double froissement de l’amour propre individuel et de la fierté nationale s’ajoute, contre les Allemands, la vieille antipathie d’esprit et de caractère du Slave et du Teuton. À plusieurs reprises, notamment depuis le congrès de Berlin, cette antipathie séculaire s’est traduite dans la société russe de façon curieuse, par des railleries plus ou moins piquantes sur l’accent ou les manières tudesques, à l’aide de procédés quelquefois enfantins, en affichant un dédain plus ou moins sincère pour la littérature, les arts, les produits de l’Allemagne, en affectant d’en ignorer ou d’en estropier la langue, si bien que moi Français, il m’est arrivé plus d’une fois de défendre les conquérants de l’Alsace-Lorraine contre leurs voisins de Russie.

Cette répulsion pour les Allemands, qui sévit par accès périodiques, pourrait sembler excessive et ridicule, si elle n’avait pour la justifier les appréhensions politiques suscitées par la résurrection de l’empire d’Allemagne et les instincts envahisseurs de la race germanique. Il aurait obéi à l’instinct national et partagé les préférences de ses sujets, qu’Alexandre II n’eût pas félicité son oncle Guillaume de la journée de Sedan, ni facilité la mutilation de la France. À des yeux non prévenus, l’Allemagne est assurément plus redoutable pour la Russie que pour la France. De notre côté, en effet, l’empire des Hohenzollern

  1. Niémets, originairement muet, qui ne parle pas, par suite étranger, allemand.