Aller au contenu

Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/167

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tous des paysans ; il y avait parmi eux des hommes et des femmes, la plupart étaient âgés[1]. Fatigués par les privations d’un long voyage et d’une longue marche, ils cherchaient autour de nos tentes, ou au pied de murailles en ruine, un abri contre les rafales de pluie. À l’aube, ils voulurent regagner le couvent grec de Bethléem ; mais, bien que la distance ne fût que de quelques kilomètres, le froid, la lassitude, empêchèrent plusieurs d’y arriver. Quand leurs forces étaient à bout, ils se laissaient tomber à terre, et les autres passaient en silence à côté, les abandonnant comme ils s’abandonnaient eux-mêmes. Nous les suivîmes de près à cheval, transis, fatigués nous aussi, et allant chercher un refuge au couvent latin de Bethléem. Je rencontrai ainsi deux de ces mougiks couchés sur le roc dans le sentier changé en ruisseau. J’essayai en vain de les relever, de les ranimer avec du rhum, de les hisser à cheval : ils semblaient ne vouloir que mourir. Arrivés à Bethléem, nous pûmes envoyer à leur recherche : on avait déjà enterré dans la matinée un homme et deux femmes russes trouvés morts sur les chemins des environs.

C’est avec le même sentiment, le même calme et doux fatalisme, qu’au temps de la guerre de Crimée les soldats russes se laissaient acheminer à travers les steppes du Sud, marchant jusqu’à l’épuisement et mourant le long des routes par centaines de mille, sans un cri de révolte, presque sans une plainte ou un murmure. C’est avec la même patience » la même énergie résignée que, dans les guerres du Balkan, ils ont supporté toutes les extrémités du froid, de la chaleur, de la fatigue, de la faim. Le soldat russe est le plus endurant de l’Europe ; sous ce rapport on ne saurait lui comparer que son adversaire séculaire, le soldat turc. L’un et l’autre ont une capacité de souffrance étrangère aux peuples de l’Occident. Avec cela le peuple russe est

  1. Les soins du ménage et les autorités communales ne permettent guère en effet aux jeunes gens ces longs pèlerinages à l’intérieur ou à l’étranger, encore si goûtés de l’homme du peuple.