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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/206

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toujours[1]. Le nihiliste se plaisait à cracher sur tout, il aimait à mettre au défi l’esprit de vénération et d’humilité si vivace chez le Russe du peuple, qui se courbe encore en deux devant ses supérieurs, comme devant les saintes images. C’est là un indice de la profonde discordance d’idées et de sentiments dont souffre la nation. Au moral comme au physique, dans l’homme comme dans la nature, s’y rencontrent les deux extrêmes : à la plus naïve vénération politique et religieuse, répond le plus effronté cynisme intellectuel et moral.

Le grossier et rebutant réalisme, si apparent dans le nihilisme, si visible encore dans les écoles russes, chez la plupart des étudiants, ne pouvait manquer de frapper les esprits éclairés et le gouvernement. À ce penchant malsain de la jeunesse et de l’esprit national, à cette sorte de naturalisme spontané, on devait chercher un remède ou un contrepoids dans l’éducation même de la jeunesse. On ne pouvait beaucoup compter sur la religion qui, en Russie, a peu de prise sur les classes cultivées, sur l’orthodoxie affaiblie plutôt que fortifiée par le compromettant appui du gouvernement et l’imperfection de la liberté religieuse. Faute de mieux, on a inutilement recouru aux études classiques. Les belles-lettres et, dans la littérature, ce qu’il y a de plus désintéressé, de plus dégagé des préoccupations actuelles, les langues mortes ont semblé le meilleur correctif au naturalisme outré des modernes Bazarof. Sous l’influence de M. Katkof et de la Gazette de Moscou, le ministère de l’instruction publique, dirigé par le comte Tolstoï, a longtemps travaillé à soumettre toute la jeunesse universitaire à cette discipline classique, et par elle, à une sorte de gymnastique ou d’entraînement idéaliste. Le plua singulier, c’est que les langues et les littératures, ainsi

  1. Ivan Tourguénef raconte quelque part qu’à Heidelberg, alors fréquente par de nombreux étudiants russes expulsés des universités nationales, il paraissait, vers 1865, un journal nihiliste ayant pour titre : À tout venant, je crache. Pour dire : « Je m’en moque », un Russe dit : « Je crache dessus ».