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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/230

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priété, de l’autorîté, la Russie possède le principe d’une civilisation nouvelle, et naturellement, à en croire le patriotisme local, d’une civilisation mieux équilibrée et pondérée, plus stable et plus harmonique, plus réellement capable d’un progrès indéfini que notre sénile et maladive civilisation occidentale, déjà menacée de décomposition par ses conflits intérieurs.

Un des phénomènes les plus curieux de la vie russe au dix-neuvième siècle, c’est assurément le slavophilisme ; il a eu sur l’intelligence contemporaine un ascendant bien supérieur à la force numérique de ses adeples. La petite église slavophile, avec ses croyances exclusives et ses dogmes arrêtés, compte aujourd’hui peu d’adhérents déclarés, peu de fidèles orthodoxes ; mais l’espèce d’apothéose nationale, qui faisait le fond de sa religion, lui conserve bien des prosélytes plus ou moins inconscients, chez des hommes en apparence étrangers à tout fétichisme slave. Il n’est pas rare aussi de rencontrer tel ou tel dogme, telle ou telle superstition slavophile, chez des gens du monde ou des écrivains qui se piquent de n’avoir rien de commun avec pareille idolâtrie. Comme il arrive quelquefois dans le domaine de la pensée, les formules, les thèses slavophiles se sont brisées au choc de la discussion, le contenu. l’esprit s’est échappé de ces vases en morceaux, et répandu au loin dans l’air.

Chose digne de remarque et par elle-même caractéristique, c’est sous l’impulsion de l’Occident, sous l’influence de la pensée européenne que s’est formée l’école russe, qui prétendait secouer la domination intellectuelle de l’Europe[1]. Ce n’est pas dans l’étude directe de l’histoire nationale ou de la vie populaire, c’est dans la lecture et la méditation des écrivains du dehors que les fondateurs du

  1. Les idées et le rôle des slavophiles ont été admirablement exposés par M. Pypine dans ses Kharakteriski literatournykh mnénii ot dvadtsatykh do piatidesiatikh godof (1869).