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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/325

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Les villes avaient ainsi contre elles l’état social, qui jadis enchaînait le paysan à la glèbe et aujourd’hui encore le lie à sa commune ; elles avaient contre elles le peu de besoins ou le peu de richesse des masses et jusqu’à l’âpreté du climat, jusqu’aux qualités mêmes du peuple. La facilité d’imitation, la dextérité et l’habileté de main du Russe tournèrent elles-mêmes contre les agglomérations urbaines en tournant contre les professions permanentes, contre les métiers sédentaires, contre la spécialité. Le paysan capable de fabriquer par lui-même tout ce qu’exigent ses faibles besoins est rarement obligé de recourir aux habitants ou aux produits de la ville. Avec de telles mœurs, cette dernière n’est guère qu’un centre d’administration ou un lieu d’échange, un marché souvent animé et encombré à l’époque des foires, vides et désert pendant la plus grande partie de l’année. Beaucoup de ces villes ne sont que des créations artificielles de l’activité souveraine, qui, en retirant sa main d’elles, les laisserait retomber dans le néant des campagnes.

Ce mode de formation des centres urbains explique comment, en Russie, les villes et les campagnes diffèrent d’ordinaire si peu, et comment parfois elles diffèrent tant. Alors que la plupart des chefs-lieux de district ne nous paraissent que de prétentieux villages, les grandes cités russes, les deux capitales en particulier, semblent des colonies d’un autre peuple ou d’une autre civilisation. On y trouve tout le luxe, tous les plaisirs, tous les arts de l’Occident ; la vie y paraît tout européenne, tandis que dans les campagnes elle semble encore moscovite, à demi orientale, à demi asiatique. L’opposition est saisissante, et cependant tout ce contraste est extérieur, superficiel ; les dehors de la vie diffèrent, l’homme est le même. À part une haute classe, élevée à la discipline de l’étranger, la masse des citadins est, par l’éducation et les goûts, par les usages comme par l’esprit, demeurée voisine des habitants de la campagne. Dans ces villes, souvent bâties de toutes