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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/333

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part du champ communal. Tout autre est la situation du mechtchanine. Il vit, comme notre population ouvrière, à ses risques et périls. La loi n’a pas de garantie pour lui, la commune n’a d’ordinaire ni terre ni travail certain à lui fournir. Si quelques mechtchanes arrivent à l’aisance ou même à la richesse, la plupart n’ont qu’une existence précaire. Un dixième peut-être d’entre eux possède dans les villes une maison à soi. Le reste vit en loyer, comme en Occident. Ceux qui vont chercher un refuge à la campagne n’y ont pas droit à la jouissance des biens communaux. On m’a montré de ces citadins qui avaient voulu se faire paysans ; pour cela il leur avait fallu être admis par la commune rurale, et acheter à deniers comptants le droit à la terre que le paysan tient de sa naissance.

Jusqu’à une époque fort récente, le mechtchanine et le remeslennik, le petit bourgeois et l’artisan, étaient seuls, avec le paysan, soumis aux deux plus lourdes charges de l’État, à l’impôt de la capitation et au recrutement pour l’armée. Alexandre II leur a allégé le poids du service militaire en le répartissant sur toutes les classes de la société. Alexandre III les a relevés de la capitation à partir de 1883. La loi a donné au peuple des villes l’égalité des charges et des droits ; elle ne saurait aller plus loin et ne pourrait, comme au paysan, lui donner la propriété. Les Russes, grâce à leur système de vastes terres communales, se vantent de n’avoir pas de prolétaires : ils contemplent d’un œil dédaigneux les dangers dont cette plaie sociale leur paraît menacer l’Occident. La Russie, en réalité, a déjà un prolétariat urbain, partout le plus embarrassant, le plus turbulent, et parfois presque le seul dont souffrent certaines nations d’Occident, le seul au moins dont souffre la France. Il est des difficultés sociales auxquelles un pays, quelque neuf et hardi, quelque vaste et riche de terre qu’il soit, semble ne pouvoir échapper : le prolétariat, le salariat des villes est de ce nombre. S’il n’est pas plus nombreux en Russie, c’est que les villes elles-mêmes