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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/358

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n’ont pas beaucoup amélioré cette situation. Aujourd’hui encore, on voit en Russie des rejetons de Rurik ou de Guédimine dans les emplois les plus modestes. À Pétersbourg, j’en ai vu un diriger l’orchestre d’un café-concert ; en Italie, j’ai rencontré, sur des théâtres de second ou de troisième ordre, des princesses russes chantant sous des noms d’emprunt, et j’ai entendu dire qu’il y avait eu des princes cochers de fiacre et des princesses femmes de chambre. Haxthausen raconte que, dans certain village, des paysans qui se prétendaient d’origine princière s’étaient réservé le droit de porter, comme signe distinctif, un bonnet rouge. De tels faits expliquent comment plusieurs des familles issues de Rurik ont laissé tomber leur titre de prince. Avec une telle division, un tel émiettement des familles et des fortunes, il ne saurait y avoir dans la haute noblesse ni esprit de famille ni esprit de corps.

Veut-on savoir si un pays incline à l’aristocratie, il faut d’abord interroger la législation ou la coutume qui règle la distribution de la richesse. Selon une remarque de Tocqueville, ce sont les lois sur les successions qui, en concentrant, en groupant autour de quelques têtes la propriété et bientôt après le pouvoir, font en quelque sorte jaillir du sol l’aristocratie ; ce sont elles aussi qui, en divisant, fractionnant, disséminant les biens et la puissance, préparent la démocratie. Or, dans la noblesse russe, a toujours prévalu la coutume du partage égal des biens entre les fils, cette loi niveleuse « qui, passant et repassant sans cesse sur le sol, renverse sur son chemin les murs des demeures et détruit les clôtures des champs ». Si en Russie la loi du partage égal n’a point encore morcelé et effacé tous les grands domaines, réduit et détruit toutes les grandes existences, c’est que, jusqu’à nos jours, la Russie est demeurée dans des conditions économiques exceptionnelles. C’était d’abord l’immensité du territoire, puis le rapide accroissement de la valeur des terres, grâce à l’ouverture de nouveaux débouches ; c’était ensuite le servage et le droit ex-