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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/427

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Le servage en Russie, comme l’esclavage en Amérique, a eu ses défenseurs dans le passé, et compte encore aujourd’hui des panégyristes. Il est certain que d’ordinaire ïa servitude du paysan n’était pas pour lui sans quelque compensation : le serf avait le bénéfice comme les inconvénients de la tutelle seigneuriale, il était le protégé en même temps que le serviteur de son maître. Le servage russe, qui n’était fondé ni sur la conquête comme dans les provinces baltiques, ni sur la différence de race comme l’esclavage américain, avait gardé jusqu’à la fin quelque chose de plus paternel, de plus patriarcal. Il n’est pas moins certain que, en dépit des adoucissements apportés par les lois ou les mœurs, un tel régime était nuisible à l’homme asservi, nuisible au pays, nuisible au maître même. Le paysan des hommes bizarres ou corrompus était exposé à toutes les misères, à toutes les oppressions, à toutes les hontes, la loi ne le pouvant garantir efficacement contre la cupidité, la brutalité ou le libertinage du seigneur. Il y avait dans le servage un mal incurable : la violation de la conscience humaine, l’effacement de la responsabilité morale.

Le mal économique n’était pas moindre : l’institution profitait peu à la classe qui en devait bénéficier. Bien que le droit d’avoir des terres habitées appartînt à toute la noblesse héréditaire, on ne comptait, au moment de l’émancipation, que cent et quelques mille propriétaires de serfs, et encore le plus grand nombre était-il dans une situation médiocre. Trois ou quatre mille de ces propriétaires de serfs n’avaient pas de terre, car, au dix-huitième siècle, les serfs avaient fini par se vendre sans la terre[1]. Pour être

  1. Grâce à l’imperfection des statistiques, tous les chiffres donnés sur la répartition des propriétés et des serfs présentent des variantes notables. Un peu plus de deux millions d’âmes, c’est-à-dire de paysans mâles, les seuls assujettis à la capitation et recensés dans les revisions, se divisaient entre moins de 80 000 propriétaires, possédant chacun de 1 à 100 âmes et comptés comme petits propriétaires. Cinq millions d’âmes et demi formaient le lot de 22 000 maîtres, ayant chacun de 100 à 1000 âmes, et regardés comme moyens