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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/431

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la pression d’un grand événement, sous le coup d’un péril ou d’un malheur national. Pour les nations comme pour les individus, l’adversité est souvent la meilleure conseillère ; une blessure extérieure, un revers militaire a plus d’une fois été le point de départ de la rénovation morale d’un grand peuple. Ce que Iéna avait été pour la Prusse et l’Allemagne, ce que Novare a été pour le Piémont et l’Italie, la guerre de Crimée, qui avait à peine entamé la frontière russe, le fut pour la Russie. Cette campagne, si stérile pour la Porte qui, sous la protection de l’Occident, se corrompit de plus en plus, a été féconde en résultats pour l’empire vaincu. La chute de Sébastopol fut pour le servage une irrémédiable défaite.

J’ai entendu raconter qu’un ancien serf avait chez lui le portrait de Napoléon III avec cette inscription : « Au libérateur des serfs. » Après la guerre de Crimée, le bruit s’était répandu, chez les paysans de certaines provinces, que l’empereur des Français exigeait l’abolition du servage, et n’avait consenti à signer la paix qu’à la condition d’insérer dans le traité un article secret, assurant la liberté des serfs[1]. Peut-être y avait-il dans cette légende un vague souvenir des espérances excitées par Napoléon, en 1812. En tout cas, cette croyance populaire n’était, sous une forme naïve, que le pressentiment instinctif de la liaison inévitable des événements. C’était, sans le savoir, au profit du moujik, au profit du peuple russe, que se battaient la France et l’Angleterre. À cet égard, la Russie a été heureuse de sa défaite : jamais un pays n’a peut-être acheté aussi bon marché sa régénération nationale. D’une guerre dont l’issue ne lui coûta que des sacrifices d’amour-propre, d’une paix dont les clauses humiliantes ont été rapidement effacées, il ne lui est resté qu’une durable transformation intérieure.



  1. Ce bruit est mentionné par Tchernychevski. par exemple, dans ses Lettres sans adresse, publiées par le Vpered (1874).