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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/562

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solide rempart de la communauté. Nombre de paysans se trouvent aujourd’hui sans un coin de terre ; quelques-uns parce qu’ils ont renoncé à leur part pour se livrer au commerce ou à une vie vagabonde ; beaucoup parce que les communes, n’ayant pas toujours de réserves et retardant de plus en plus les partages, ne les ont point encore admis à une répartition ; plusieurs enfin parce qu’ils ont perdu leur père avant d’être majeurs, et que la commune, qui est leur tutrice légale, leur a enlevé le lot paternel, craignant que des orphelins mineurs ne laissassent retomber sur la communauté les impôts dont chaque lot est grevé.

La langue populaire a un nom particulier pour ces moujiks privés de terre : on les appelle bobyly. Les statistiques provinciales donnent à cet égard des chiffres instructifs. En 1871, c’est-à-dire dix ans seulement après l’acte d’émancipation qui les avait pourvus de terre, des milliers de paysans en étaient déjà dénués, aussi bien dans les riches régions du tchernoziom que dans les maigres contrées du Nord. Il y avait ainsi 98 000 paysans frustrés de tout lot dans le gouvernement de Kostroma, 94 000 dans celui de Tambof, 77 000 dans celui de Koursk[1]. Ce mal, semble-t-il, ne peut que s’accroître, les familles, sorties des communautés de villages, n’y pouvant retrouver accès qu’en rachetant le droit d’y rentrer, les partages

  1. Vasilichikof, Melkit semelnyï krédit v Rossii et surtout Zemlevladêniê semledêlié, t. I, p. 539, 540. Les chiffres, donnés dans ces deux ouvrages du même auteur, et d’ordinaire empruntés à la grande enquête agricole, ne concordent pas toujours. Les renseignements à cet égard sont fort confus. Avec les paysans proprement dits, on confond souvent dans ces statistiques des gens d’autres classes, fixés à la campagne, mais sans droit aux terres du mir : marchands, mêchitchanes, anciens soldats, etc. Dans le gouvernement de Koursk, par exemple, il y aurait eu 3 pour 100 de paysans dénués de toute terre, et presque autant ne conservant plus que le petit enclos héréditaire (ousadba). En ajoutant les gens de diverses classes (ratnotchinisy), établis dans les villages, on trouvait que, dans cette seule province, plus de deux cent mille personnes, soit plus de 12 pour 100 de la population rurale, n’avaient point part à la propriété. Dans le gouvernement de Kostroma, la proportion s’élevait à 15 pour 100. (Vasiltchikof, 1. 1, p. 540.)