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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 3, Hachette, 1889.djvu/552

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seigneur, la ressemblance est grande. C’est au fond même doctrine, et si l’un a emprunté à l’autre, ce n’est pas le paysan.

Tolstoï a vu Soutaïef ; il l’a consulté sur les maux du peuple ; il a appris de lui le secret d’être utile aux misérables. Singulière rencontre que celle du moujik inculte et de l’aristocratique écrivain, dans le pays du monde où il y a le plus d’intervalle entre les deux extrémités de la société ! Tolstoï ne l’a point cacbé, celui des deux qui a le plus reçu, c’est lui, et que pourrait, d’ailleurs, un homme du monde enseigner à un homme du peuple ? Ce que le gentilhomme civilisé formulait dans son cabinet en belles maximes, le tailleur de pierre l’avait déjà mis en pratique. La vie, plus encore que la parole de Soutaïef, a été pour Tolstoï une révélation. Il savait que le fils de Soutaïef s’était laissé mettre au cachot plutôt que de porter un fusil et de prêter serment. Il savait que Soutaïef ne souffrait ni clôture ni serrure, qu’il laissait ses granges et ses armoires ouvertes, et que, lorsqu’on le volait, son premier soin était de mettre ses voleurs en liberté. Soutaïef a été le maître ; Tolstoï, le disciple, l’évangéliste ou le docteur, qui tient la plume et expose la doctrine : il a été le Platon du rustique Socrate.

Autre ressemblance entre Tolstoï et maints apôtres du peuple. Pour prendre à la lettre le Sermon sur la montagne, Tolstoï, comme Soutaïef, comme les molokanes, n’en est pas moins rationaliste à sa manière. De même que Soutaïef, il s’inquiète peu du dogme. Sa religion n’a en vue que la vie. Soutaïef ignore ce qu’il y a là-bas, derrière le ciel ; Tolstoï nie catégoriquement la vie future. En devenant chrétien, il est resté nihiliste. Il n’admet, pour l’homme, d’autre immortalité que celle de l’humanité. À l’en croire, le vrai christianisme n’en connaît pas d’autre. Jésus, dit-il, a toujours enseigné le renoncement à la vie personnelle ; or la doctrine de l’immortalité individuelle, qui affirme la permanence de la personnalité, est en opposition avec cet enseignement. La survivance de l’âme à la mort n’est, comme la