Aller au contenu

Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 3, Hachette, 1889.djvu/556

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

réparer les poêles ; mais c’est toujours la terre qui garde ses préférences ; la large main qui a écrit Guerre et Paix se délecte à conduire la charrue. Pour prendre en pitié les faiseurs de livres, Tolstoï n’a pas cependant jeté la plume. Il ne sème pas seulement le seigle ou l’avoine, il est aussi un semeur d’idées, un laboureur d’âmes. Il se plaît à défricher l’esprit inculte de ses frères du peuple ; les vérités qu’il a découvertes, il les répand à poignées sur les champs vierges de la Russie paysanne.


On a rapproché Tolstoï de Schopenhauer. On a trouvé à sa doctrine une saveur hindoue, comme si tout l’effort religieux de la Russie aboutissait à une sorte de bouddhisme chrétien. Cela est vrai et cela est faux. Par le pessimisme de son point de départ, par son indifférence pour tout progrès et son exaltation des humbles, par sa philosophie du renoncement et sa religion de charité sans Dieu, par son dogme débilitant de la non-résistance au mal, Tolstoï touche au bouddhisme. On dirait que le réformateur de Toula est né sur les croupes fabuleuses du mont Mérou. Mais la ressemblance est presque tout entière dans le dogme, dans les notions théoriques. Nulle part, mieux qu’en cette similitude de croyances et de systèmes, n’éclate la divergence de l’esprit russe et du génie de l’Inde. Tolstoï a beau chercher la délivrance dans le dépouillement de la personnalité, au moment où il semble près de s’abîmer dans le bouddhisme, il lui tourne résolument le dos par sa conception de la vie pratique. Le modèle de l’énergique moissonneur de Iasnaïa Poliana n’est pas le fakir émacié ou le richi accroupi en méditation solitaire, immobile, l’œil fixé sur son nombril. Pour interdire de résister aux méchants, il ne recommande ni la passivité ni l’ataraxie. Sa doctrine est mystique plutôt qu’ascétique ; elle préconise l’action, non la contemplation[1]. Ce Russe échappe au boud-

  1. Ce goût de l’action est d’autant plus à remarquer chez Tolstoï qu’aucun contemporain ne s’est plus observé et analysé lui-même, qu’aucun n’a été