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Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/174

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« la mort nous est toujours également près »[1]. Elle est le risque constant que nous courons et le salaire final de notre besogne sur terre. L’art de bien vivre se complète ainsi nécessairement par l’art de bien mourir ; et il peut être bon de mourir volontairement. « Le sage vit tant qu’il doibt, non pas tant qu’il peult[2]. » « Il est heureux de mourir, lorsqu’il y a plus de mal que de bien à vivre » ; et « la plus volontaire mort, c’est la plus belle »[3]. La mort de Socrate est celle par où s’achève le mieux une vie passée selon les préceptes socratiques de la vertu issue de la science. Le soupçon de Montaigne au sujet de la mort volontaire de Socrate a passé dans Nietzsche[4] ; et dès le Voyageur et son Ombre, il annoncera la glorification de cette mort volontaire comme une part de la morale future[5].

Pourquoi cependant la lecture de Nietzsche, même à l’époque socratique et française, entre 1876 et 1882, ne laisse-t-elle pas l’impression de Montaigne ? Ce n’est pas forcément à l’éloge de Nietzsche. Disons pourtant qu’ils sont parfois très voisins. Quand Montaigne dit : « La foule me repousse à moi », Nietzsche le sent très près de lui. Il y aura un temps où il aimera cette solitude courageuse et pleine d’abnégation autant que de douceur. Les

  1. Essais, I, 81, 88.
  2. Ibid., I, 480.
  3. Ibid., I, 285, 481.
  4. « À voir la sagesse de Socrate et plusieurs circonstances de sa condamnation, j’oserais croire qu’il s’y presta aulcunement lui-mesme, par prévarication, a desseing. » Essais, III, 43. V. Nietzsche. Geburt der Tragœdie, § 13 {W. 1, 96). Plus tard, dans Frœhliche Wissenschaft, il en a voulu à Socrate de la parole par où, en mourant, il se croit tenu d’offrir un coq à Esculape. C’était avouer son pessimisme ; et se venger de la vie mauvaise par une parole d’une immortelle ironie. Il eût été d’une âme plus haute, pensera Nietzsche alors, de dédaigner cette vengeance.
  5. Der Wanderer u. sein Schatten, § 185 (IV, 294) : « Die weisheitsvolle Anordnung und Verfügung des Todes gehört zu jener jetzt ganz unfassbar und unmoralisch klingenden Moral der Zukunft, in deren Morgenroth zu blicken, ein unbeschreibliches Glück sein muss. »