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Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/183

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Pascal et Nietzsche à coup sûr chercheront à sortir de cette buée, où pour eux se dissolvent les formes réelles. Mais là se séparent leurs sentiers. Pascal, impuissant à démontrer le réel par raison, fera appel au cœur[1]. Dans l’illusionisme par où Nietzsche débute et où il aboutit, nous ne connaissons pas la vérité : nous la posons. Les lois de la nature et les réalités extérieures sont des bornes dont nous jalonnons notre route. Ce sont des « fictions régulatives » imaginées par un besoin organique. Notre certitude morale au sujet du réel ne sera plus placée, comme chez les cartésiens, dans un Dieu garant de notre croyance, mais dans notre vouloir propre qui se traduit par cette croyance[2]. Pascal lui-même sera donc dépassé, comme étant resté dans l’ « opinion » vulgaire.

Comment pourtant nous représenter cet inaccessible moi, puisque c’est dans la subconscience que s’élaborent les fictions d’après lesquelles nous nous représenterons le réel. La société fournit une image rapetissée, mais claire, de la vie de l’homme dans l’univers. Aucune analogie n’est plus féconde en conséquences métaphysiques. Nietzsche n’a pas omis d’emprunter à Pascal cette notion imagée, et aussi bien Schopenhauer déjà la lui devait. Nous voici dans le remous de la vie sociale, ballottés au milieu des intérêts, des sentiments en conflit et par les plus mobiles croyances. Là aussi, « il faut avoir un point fixe pour juger ». « Le port juge ceux qui sont dans le vaisseau. Mais où prendrons-nous un port dans la morale » ?[3] Le coup de maître de Pascal, en cela imité par Nietzsche, est d’avoir essayé de dégager en l’homme la tendance pro-

  1. Pensées, VIII, 1 : « Nous savons que nous ne rêvons pas. Quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison… Nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais par le cœur. »
  2. Nietzsche, Fragm. posth., 1882-1888, § 59, § 99 (XIV, 30. 52).
  3. Pensées, VI, 4.