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Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/197

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et rare que d’avoir lu La Rochefoucauld ; et d’une culture plus rare, de l’avoir lu sans l’insulter[1].

Nietzsche a souffert de la clairvoyance qu’il a apprise du moraliste français ; sa virtuosité d’archer cruel qui. à chaque trait, touche un point vulnérable du cœur, lui arrache, avec de l’admiration, des cris de douleur aussi. Un moment il se demande si cet art de soupçonner les mobiles personnels déguisés sous le nom de vertus, n’a point pour effet de décourager les âmes en les habituant à la petitesse[2]. Mais il s’est ravisé vite. Il a renoncé à la morale facile qui prétend éclairer les âmes en les laissant dans l’erreur. Il a goûté davantage La Rochefoucauld, à mesure qu’il a prisé plus haut les qualités françaises de netteté de l’esprit. Sous les dehors sceptiques de l’homme de cour, Nietzsche a discerné alors un idéalisme désabusé par l’expérience, et une noblesse d’intention qui ne se dément pas[3]. Il n’en a plus voulu à La Rochefoucauld d’une méfiance délicate qui, sans méconnaître la réalité des actes vertueux, se refusait parfois à leur attribuer les mobiles qu’ils affichent[4]. Bien plus, il lui a paru qu’il se cachait du pessimisme chrétien dans cette sévérité sur la nature de nos instincts profonds. Trouver de la laideur dans l’homme, qu’est-ce, sinon le juger au nom d’une morale ? Au regard de l’intelligence pure, il n’y aurait rien d’impur dans l’univers. Comme un peintre hollandais promène sur le réel un regard curieux et amusé qui retient les détails même les plus vulgaires, ainsi le moraliste doit aimer tous les recoins de l’âme, avec leur fumier et leur poussière, leurs cachettes compliquées, leur structure basse ou profonde[5].

  1. Menschliches, I, § 35. (II, 58.
  2. Ibid., I, § 36. (II, 59.)
  3. Nachlass de 1882-1888, § 243. (XIII, lO4.)
  4. Morgenröthe, § 103. (IV, 97.)
  5. Morgenröthe, posth., § 214. (XI, 248.)