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Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/200

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Il y a des humilités qui sont des artifices ; et de certaines afflictions ne visent qu’à étaler « une belle et immortelle douleur », comme d’autres sont une manière de quémander la pitié, et un essai de tyranniser autrui par notre faiblesse[1].

Tout le jeu de notre vie intérieure est ainsi vanité ou hypocrisie. La vanité n’est absente d’aucune de nos vertus, et nous sommes si habitués à nous masquer devant autrui qu’à la fin nous nous masquons à nous-mêmes[2]. Il n’est pas jusqu’à la sincérité qui ne se réduise tour à tour à une envie de faire voir nos défauts du côté où nous voulons bien les montrer « ou à une fine dissimulation pour attirer la confiance des autres »[3]. Avec tous nos semblables, nous sommes engagés dans une négociation constante. L’estime d’autrui en est l’enjeu, plus précieux qu’aucun avantage matériel. Voilà ce qui dans le langage de La Rochefoucauld s’appelle l’intérêt ; et c’est en ce sens que « les vertus se perdent dans l’intérêt comme les fleuves dans la mer »[4]. L’amitié elle-même « est loin d’être à l’abri de ce subtil calcul ». Elle nous donne l’occasion de nous signaler par notre tendresse, ou de faire juger de notre mérite par la tendresse que nos amis ont pour nous. Elle est un commerce d’amour-propre où l’affection se dose par les témoignages d’estime qu’on a reçus ; et la reconnaissance encore sait prendre des formes si astucieusement orgueilleuses, que, non contente d’acquitter les bienfaits reçus, elle croit obliger envers nous nos bienfaiteurs[5]. Nous agissons toujours pour ce témoin, imaginaire ou présent, et le témoin le plus exigeant que nous tâchions de satisfaire, c’est nous-mêmes. Il n’est pas de courage qui ne soit augmenté par la crainte de la honte et « l’envie

  1. Réflexions, 234, 233.
  2. Ibid., 200, 119.
  3. Ibid., 383, 62.
  4. Ibid., 171.
  5. Ibid., 83, 235, 279, 296. 488.