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Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/224

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contraire qu’ils vivent en troupes. Aussitôt ce naturel se corrompt et cette beauté disparaît.

Dans la pensée de Chamfort, nous rencontrons là une obscurité. L’influence évidente de Rousseau ne dissipe pas la confusion, mais l’augmente. Pour ce XVIIe siècle rationaliste la société était une « composition factice ». Elle ne résultait pas du développement de la nature, c’est-à-dire des nécessités proposées à l’homme et au milieu desquelles sa nature morale grandit originairement. Bien au contraire, la société est un milieu artificiel, où nous prenons des habitudes affectées et déformantes. C’est pourquoi toute expression naïve d’un sentiment naturel produit en nous un étonnement mêlé de joie « comme un débris d’ancienne architecture dorique ou corinthienne dans un édifice grossier et moderne[1] ».

Il y a là une grande méprise ; et pourtant le sentiment exprimé par Chamfort a sa réalité profonde et sa grave douceur. Nous avons tous éprouvé cette surprise et ce plaisir que nous causent des sentiments d’une humanité candide chez des hommes haut placés qui savent échapper aux fictions de l’usage, du cérémonial ou de la discipline sociale. Il n’est pas vrai cependant que ce qui se révèle par une telle candeur, ce soit l’homme naturel d’autrefois, non déformé. Qui sait si ce n’est pas un débris d’une tradition antérieure, conservée dans la solitude, ou encore une nouvelle réussite d’une éducation améliorée ? Ce n’en est pas moins un acquis social ; et ce peut être déjà l’humanité nouvelle qui se dégage de la gangue des conventions où elle a d’abord mûri.

La pensée où aboutira Nietzsche, après de longues incertitudes, tiendra compte d’une sociologie que le XIXe siècle seul a développée et que Chamfort ne pouvait

  1. Maximes et Pensées, p. 277.