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Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/237

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exigeait de longues méditations, il soit sorti de la retraite qu’il avait lui-même choisie ? Par quelle gageure, en 1789, ce connaisseur d’hommes a-t-il pris le parti de la multitude ? Faut-il accepter la subtile explication de Nietzsche ? Est-il vrai qu’un instinct obscur ait vécu en lui, plus fort que la sagesse, une inexpiable haine contre cette aristocratie à laquelle avait appartenu son père, séducteur assez lâche pour abandonner l’honnête petite bourgeoise qui s’était donnée à lui ? Cette mère que Chamfort avait consolée par la tendresse filiale la plus respectueuse, a-t-il voulu la venger, quand l’heure vint de ruiner toute la caste de son père ? Ou bien, les circonstances, le génie, le sang paternel l’ayant fait vivre lui-même dans les rangs de l’aristocratie sa vie durant, a-t-il eu des remords ? S’est-il jeté dans la Révolution pour expier sa complicité avec l’Ancien Régime[1] ?

C’est une ingénieuse et trop audacieuse conjecture. Qui oserait, sans témoignages, deviner les voies obscures du sang ? Et les causes ne peuvent-elles être plus simples ? Dans cet écroulement de l’ancienne société factice, comment Chamfort n’aurait-il pas espéré qu’on dégagerait des ruines les fragments de cette humanité plus pure et plus ingénue qu’il y croyait prisonnière ? Il dénonça avec frénésie tous les abus et jusqu’à ceux dont il aurait pu vivre ; supérieur toujours, dit un contemporain, à son intérêt, et parfois son propre ennemi. « Il se déchaîna contre les pensions jusqu’à ce qu’il n’eût plus de pension ; contre l’Académie dont les jetons étaient devenus sa seule ressource, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus d’Académie ;…contre l’opulence extrême, jusqu’à ce qu’il ne lui restât plus un ami assez riche pour lui donner à diner[2]. » Paradoxale

  1. Frœhliche Wissenschaft, livre II, § 95. (W., V, 125.)
  2. Rœderer, Dialogue entre un rédacteur et un ami de Chamfort. (Journal de Paris, 18 mars 1793.) L’article est reproduit dans l’édition des Œuvres de Chamfort, par A. Houssaye, pp. 22-27.