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Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/314

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l’esclave de l’homme libre et le plébéien du patricien. Elle discipline le vouloir rude en lui assignant des fins licites. Elle délimite les rivalités, les surveille et par là les rend moins dangereuses. Au terme, ces rivalités se réduisent à des rivalités d’artistes. Le dieu national des Grecs, l’Apollon cruel, dieu de l’État, et l’Apollon citharède, ne sont qu’un seul et même dieu.

Pourtant au total, selon Nietzsche, ce fut la race humaine la plus heureuse de toutes, que cette humanité grecque de sensibilité ouverte et délicate, et friande des nourritures les plus exquises de l’esprit. Là-dessus Nietzsche n’a jamais varié :

Sentir en soi une âme forte, audacieuse, téméraire ; traverser la vie d’un regard tranquille et d’un pas décidé ; être prêt toujours aux événements extrêmes comme à une fête, avec une curiosité de connaître l’inconnu des mondes et des mers, des hommes et des dieux ; prêter l’oreille à toute musique alerte, comme si elle signifiait que des hommes courageux, des soldats, des marins s’accordent une halte brève et une joie courte, et dans la plus profonde délectation qu’on puisse tirer de l’instant présent, succomber aux larmes et à toute la mélancolie empourprée de l’homme heureux[1].

Ce fut la définition que Nietzsche toute sa vie donna de l’état d’âme des Grecs depuis Homère jusqu’à l’époque tragique. Et qui ne voudrait l’avoir vécu, ne fût-ce qu’en imagination ?

Comment donc a pu périr une humanité si belle, et qui semblait trouver en elle ces ressources inépuisables de rajeunissement ?

Il y a là une énigme à laquelle Nietzsche donne des réponses contradictoires. C’est la question entre toutes douloureuse et difficile. Sans doute la Grèce a survécu en

  1. Fröhliche Wissenschaft, § 82.