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Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/330

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expérience de la vie incessante, directe et follement renouvelée.

Aucun peuple ne fut moins atteint de cette « maladie de l’histoire » dont souffrent les modernes et qui fait de leur esprit un entassement de notions figées. C’est qu’ils sont, au dire de Nietzsche, « un peuple-génie ». Non pas sans doute qu’ils eussent tous des dons exceptionnels (et c’est par les individus d’élite que ce peuple fit de grandes choses comme tous les peuples), mais nulle part le génie ne fut aussi fréquent. Ce fut là le privilège d’un peuple qui reste plus près qu’un autre de la nature[1].

Avec ce grand sens de la réalité, le peuple grec a eu aussi à un degré éminent le don de créer une vie de rêve : et c’est encore là du pragmatisme excellent, s’il est vrai que le rêve seul rende tolérable la douleur de la vie. Schopenhauer a dit des Romains que « la gravité ferme et industrieuse qu’ils apportent dans la vie suppose que l’intelligence ne quitte jamais le service de la volonté pour s’égarer dans ce qui ne relève pas du vouloir » (W., X, 388). Chez les Grecs, l’intellect ailé s’élève d’emblée à la région du rêve, d’où il projette sur le vouloir la clarté de ses images consolantes. Les Grecs excellent à saisir les réalités profondes de la vie, mais aussi à les fixer, comme Pindare, en symboles immenses qu’ils veulent éternels (W., X, 397). Ils savent notre misère, et c’est pourquoi ils s’évertuent à inventer d’audacieux mensonges qui nous persuadent de la supporter. Ils ont fait un mensonge de cette sorte, lorsqu’ils ont imaginé la vie divine. Nietzsche s’est souvenu longtemps de cette notion des

  1. Nietzsche, X, 237, 386-390. — Ceci est une réponse de Nietzsche à R. Wagner, qui des Grecs de l’époque créatrice des mythes avait dit : « Keiner war ein Genie, weil es Alle waren. » (Wagner, Eine Mittheilung an meine Freunde ; Schriften, IV. p. 249.)