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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/11

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» Les sauvages recueillent ces baies avec soin et les emploient de trois manières.

» L’écorce, très ligneuse, est tissée et forme des liens, des courroies. La pulpe est une nourriture saine, farineuse, nourrissante. Le pépin est le remède souverain des maux de toutes sortes : écrasé, il produit une huile dont on panse les blessures ; mangé frais ou sec, il fortifie, aseptise, purifie l’estomac et l’intestin. La matière non employée de l’enveloppe, quand on la brûle, donne une fumée odorante, dont les émanations annulent les miasmes délétères.

— C’est une panacée merveilleuse ! Apportes-en en Kouranie.

— Volontiers, mais hors du sol et du climat natal, produira-t-elle ? Pas plus que nous au pays slave…

— Essaie toujours. Ce fruit étrange pourra entrer dans mes préparations chimiques. Apporte aussi du venin de cobra et du curcuma, son antidote.

— Je m’en souviendrai.

— Maintenant, frères, dit gravement Fédor, que chacun de nous se rende à son poste mais gardons ici notre berceau, notre cœur, notre pensée, nos résolutions inébranlables, et marchons avec foi vers l’avenir. L’Orient s’empourpre un peu ; voilà, au sommet du mausolée blanc, une lueur rosée.

— On dirait un sourire du ciel.

— En route !

Alors, les trois frères s’étaient séparés pour accomplir chacun son œuvre.

Depuis, Fédor avait parcouru le monde, noué des relations dans chaque capitale, propagé la doctrine et accru la secte des compagnons de l’Étoile-Noire dont il était devenu grand maître.

Il avait pu réaliser quatre fois déjà sa vengeance et jeter dans l’éternité quatre des assassins de son père et de sa mère.

En revanche, il avait créé d’immenses maisons de retraite et de charité. Les malheureux ne l’invoquaient jamais en vain.

Boris avait accompli à l’Île Verte et à l’Île Blanche des tours de force comme exploitation.

Le rocher inculte de l’île aux vertes algues s’était couvert de tamaris au milieu desquels s’élevait le singulier bâtiment, en forme de pentagramme, où il se livrait aux expériences fantastiques de la transmutation des métaux, où il reproduisait ou reconstituait, à des températures effroyables, des rubis et des saphirs, où il composait d’étranges liqueurs aux vertus surprenantes, occultes… étranges !

L’Île Blanche offrait l’aspect d’une cité ouvrière en pleine activité, pareille à une ruche.

Des maisons basses et blanches logeaient une centaine d’ouvriers. Au milieu s’élevait une fabrique sans cesse en marche. Un port et un canal, creusés à travers les couches crayeuses, amenaient les bateaux au quai de l’usine où d’immenses docks recevaient les matières premières à l’arrivée et les produits manufacturés au départ.

Autour de l’île, une ceinture de canons, allongés sur leurs affûts et cachés dans des touffes de tilleuls blancs, montraient, par certains vents écartant les branche, leurs bouches menaçantes.

Une série de torpilles dormantes, disposées en travers du triangle formé par les trois îles, en défendaient l’entrée.

C’était, pour les non initiés, un danger permanent.

Boris et Fédor Romalewsky avaient ainsi réalisé leurs plans de résistance et de combat.

Michel, lui, retirait des tonnes d’or du sol libéral et mystérieux de l’Angola, en Afrique. Il les chargeait sur des chalands plats, aptes à sauter les barrages et les cascades du Kounéné.

À la baie des Tigres, un va-et-vient d’échange avec le port de l’Île Blanche assurait un service de navires à voiles, armés en bateaux de plaisance.

Michel aussi avait accompli le songe énoncé la nuit des funérailles de ses parents bien-aimés.

Tous, ils s’étaient tenu parole.

Le personnel employé par les trois frères et la tante Hilda appartenait à la secte des compagnons de l’Étoile-Noire ; tous étaient liés d’un serment dont la violation eût été pour eux la mort.

Deux fois, seulement, des « joueurs » avaient été jugés par le Conseil Suprême de l’Ordre, et une double exécution avait eu lieu publiquement, au sommet de la falaise de l’Île Blanche.

Là, une colonne s’élevait avec ces mots :

« Ci-gisent deux traîtres. »

Et le cérémonial de leur forfaiture était entré comme une indicible épouvante dans l’âme de tous les assistants.


VIII

HANNA

Hanna agitait en vain sa tête douloureuse sur l’oreiller de toile brodée aux armes des Romalewsky. Une pâleur de cire noyait son visage, où un mince filet de sang suintait goutte à goutte du front toujours encerclé d’un bandeau.

Par moments, ses mains se crispaient d’angoisse et de fièvre sur le drap fin, mais Ouka lui tenait les poignets quand elle voulait les lever.

Tout son corps avait des frémissements soudains, des soubresauts brusques, et de ses lèvres entr’ouvertes s’exhalait à intervalles rares une faible plainte.

Ouka alors lui faisait prendre quelques cuillerées d’eau additionnée d’une liqueur limpide dont elle mesurait les gouttes avec soin.

Fédor entra.

Son regard s’arrêta, implacable, sur la minable créature :

— Comment s’est passé la nuit, Ouka ? interrogea-t-il.

— Ainsi, monseigneur. La malade s’est agitée par moments, a gémi, c’est tout.

— Elle a dormi ?

— Non.

— Parlé ?

— Non.

— Tu lui as donné à boire d’heure en heure ?

— Oui, avec chaque fois cinq gouttes de la potion.

— Cela suffit. Qu’as-tu fait des vêtements ?

— Ils sont là, dans le cabinet de toilette, trempés et déchirés.

— Fais-en un paquet et qu’on le brûle sans chercher dans les poches ; tu as compris ?

— Oui, monseigneur.

— Ôte les bagues qu’elle a aux doigts et les perles qu’elle a aux oreilles ; tu vas les lancer à la mer, par cette fenêtre, à l’instant. Joins-y les peignes d’écaille restés par miracle dans ses cheveux. A-t-elle au cou quelque médaille, un collier ?

— Je n’ai rien vu.

— Regarde et fais ce que je viens de dire. Ensuite, enveloppe-la d’un peignoir chaud et fais-la apporter par Azad dans mon cabinet, où je l’attends.

Le prince sortit sur ces mots, pendant qu’Ouka, avec une obéissance d’automate, accomplissait tous ses ordres.

Il traversa une longue galerie où des toiles merveilleusement peintes reproduisaient le symbolique combat des sept péchés capitaux et des trois vertus théologales assistées des quatre vertus cardinales, représenté dans les rues de Paris le 20 juin 1389, lors de l’entrée d’Isabeau de Bavière par la porte Saint-Denis.

Il arriva devant une petite pièce ronde construite en window sur la mer. Il fit glisser la porte vitrée à coulisse qui y donnait accès et se trouva dans une sorte de phare que des vitres épaisses et teintées de jaune préservaient des vents du large.

Cette pièce était meublée d’un large divan, d’une table haute, isolée sur des pieds de cristal, et de trois machines électriques installées pour produire des courants statiques, galvaniques et faradiques.

Au fond des vitrines garnissant les murs, s’alignaient des flacons hermétiquement clos et ornés d’étiquettes de couleurs variées.

Fédor frappa sut un timbre de bois.

Une porte dissimulée dans un panneau s’ouvrit.

Un homme parut.

Il était habillé comme un infirmier : blouse longue de toile grise, calotte, grise, pas de barbe, les bras nus jusqu’au coude.

Il s’inclina profondément devant le maître.

— Que faisiez-vous, docteur ? interrogea celui-ci.

— Je préparais des tubes de sérum pour l’hôpital de Kronitz. La lettre du directeur est des plus consolantes. Dans le tétanos, pas un insuccès, tous les malades guéris. Les paralysés, avec nos plaques de super-radium, se mobilisent en quelques séances. Enfin, les rayons Z ont ramené la raison chez dix fous sur quinze, traités par ce procédé.

— Bien. Vous avez continué les études sur les sourds-muets avec l’extansum ?

— Oui. Je tâtonne encore, mais je ne me décourage pas. Plusieurs entendent avec un petit bâton d’extansum entre les dents, mais je n’appelle pas cela une preuve.

— Pourquoi ?

— Même sans extansum, beaucoup de sourds entendent par l’intermédiaire des dents.

— J’ai amené ici une femme. Vous lui ferez quelques applications électriques avec renversements des pôles. Elle doit perdre la mémoire des faits passés : je l’ai suggestionnés dans ce sens. Néanmoins, vous la surveillerez.

— Oui.

— Elle va se trouver très faible à la suite des émotions diverses qu’elle a éprouvées. Il faudra lui faire suivre un régime réconfortant pour les muscles seulement, et sans action sur l’activité cérébrale. On devra ensuite occuper son esprit, développer en elle un talent quelconque. Vous pourrez examiner avec les rayons Z quels sont les lobes cérébraux susceptibles d’influences réflexes.

— Ce sera passionnant. Grâce aux rayons Z, j’ai pu observer sur un ataxique toutes les lésions de la moelle épinière… Très curieux !…

— J’aimerais que cette femme fût dirigée vers les arts d’agrément : danse, chant ou comédie. Mariska s’ennuie, cela l’amuserait.

— À quel milieu social appartient-elle ?

— Une classe plutôt élevée. Son éducation première doit la rendre apte à assimiler les arts.

— Je l’étudierai.

— La voici.

Azad, le gigantesque Kouranien, entrait avec Hanna. Il la posa sur la table haute, garnie de coussins. Les yeux de la jeune femme, à demi-ouverts, montraient une prunelle dilatée, sans expression.

Le médecin défit le bandeau du front. La plaque de métal avait coupé la peau ; la plante sèche avait disparu, fondue, absorbée, diluée dans la meurtrissure sanglante tracée en rectangle qu’avait amené la présence du corps dur, fixé pendant douze heures.

Il plaça immédiatement une autre plaque d’acier enveloppée de peau de daim et imbibée d’eau salée sur le front de la patiente, une plaque encore sur l’épigastre et mit l’appareil en contact avec les courants galvaniques.