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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/17

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— Bah ! Tu as des panacées pour tout, frère.

— Loin de là, hélas !

— Puisque Michel résiste aux contagions et fait ce trajet comme une promenade… Si tu savais comme cela m’amuserait…

— On réfléchira, fillette, le printemps est loin, puisque nous ne sommes encore qu’à l’automne.

— C’est bien l’Éridan, interrompit Yousouf. On lui envoie un pilote : avant une heure, il sera à quai.

Ils abordèrent.

L’animation du port était extrême.

Des ouvriers, des matelots déchargeaient des navires emplis de bois de tremble destinés à la fabrication du papier d’imprimerie. D’autres déchargeaient des provisions de toute nature devant être consommées par les habitants.

Plus loin, on chargeait plusieurs yachts, en apparence bateaux de plaisance, en réalité bateaux de propagande pour la vulgarisation de l’Étoile-Noire.

— Tu ne peux pas partir si vite, Fédor, pria Mariska. Attends au moins les nouvelles de Michel…

— Oui, je n’aurais plus le courage, en effet, de nier sans avoir lu ce qu’il nous écrit, le cher exilé. Sa part n’est pas la meilleure là-bas… Nous ici, nous avons la joie d’être ensemble.

— Sauf tes fugues perpétuelles, Fédor… remarqua Mariska.

Le gouverneur de l’Île Blanche venait saluer ses maîtres. Les deux frères lui tendirent la main. Il s’inclina profondément devant la jeune fille avec l’aisance et la correction d’un parfait gentleman.

À dire vrai, ce gouverneur, Stanislas Strosky, avant de venir s’enfermer dans le cercle de vagues où il vivait depuis dix ans, avait été un fervent de la cour d’Arétow. La guerre l’avait rejeté dans son pays à la suite d’une aventure terrible.

Au moment des proclamations de guerre affichées dans tout l’empire, Stanislas Strosky, surpris au retour d’un voyage en France, n’avait pu s’empêcher de manifester ses sentiments patriotiques. Une querelle en pleine rue s’en était suivie. Terrassé, par le nombre, le Kouranien avait été jeté en prison.

L’empereur Alexis, très chevaleresque, aussitôt avisé de l’incident, avait ordonné que l’ennemi de demain, dont on connaissait les hautes capacités militaires, fût conduit à la frontière nord de l’empire, c’est-à-dire la plus éloignée de son pays.

Donc, malgré toute la diligence possible, il ne pouvait atteindre la Kouranie qu’en faisant le tour de l’Alaxa, ce qui demanderait un temps fort long, surtout à travers des contrées comme celles qui bornent au nord le territoire de l’empire, pays de neiges éternelles, à peine habité, sans moyens rapides de communications.

Quand le Kouranien se vit abandonné au bord d’une steppe sans fin, avec pour tout véhicule un traîneau attelé de chiens et quelques provisions dues à la générosité impériale qui n’avait pas été jusqu’à joindre une carte topographique des lieux, il eut un accès de rage impuissante.

Être là, perdu, incapable de se battre pour sa patrie avec ses frères ! Il y avait de quoi se désespérer.

Il marcha tout un jour, devant lui, sans but, et finit par tomber sur un campement d’explorateurs cherchant le passage extrême d’un continent à l’autre.

C’étaient des Anglais. Ils lui firent accueil, et voyant sa détresse l’invitèrent à passer la nuit sous leur tente.

Au jour, le Kouranien avait disparu, emportant des armes, des cartes, ayant troqué ses vêtements contre ceux d’un voyageur et coupé sa barbe et ses cheveux.

Un billet, laissé dans la poche de sa veste, expliquait le larcin :

« Je ne suis ni un voleur, ni un criminel. Je m’acquitterai de ce que je prends. »

Le procédé n’était pas d’une correction inattaquable, mais à la guerre comme à la guerre !

Du reste, les explorateurs, devinant ce qu’il en était, eurent le bon esprit de ne point s’en fâcher.

Ainsi transformé, Stanislas Strosky était rentré sur le territoire de l’empire et avait pu parvenir, à travers mille peines, jusqu’à la frontière de son pays.

On était alors en pleine guerre. Il se trouvait du côté des ennemis, cherchant l’occasion de passer chez les siens ; mais, pris pour un espion, il fut saisi par l’escadron qui précisément se dirigeait sur Narwald et contraint de servir de guide aux ennemis en armes.

Convaincu qu’il les menait dans une embuscade, ignorant qu’ils possédaient déjà presque tout le pays, il fut atrocement déçu en voyant le peu de forces massées dans la forteresse.

Ses mains étaient attachées derrière son dos. Pendant la bataille, il eut le courage de brûler ses liens à un feu de bivouac, sans sourciller, face aux ennemis.

Dégagé, il parvint ensuite, grâce à la mêlée, à se jeter au secours des Romalewsky.

Il assista à la tuerie atroce, à la capture de Fédor, et, blessé lui-même, se vit emmener prisonnier.

Tel était l’homme que les frères Romalewsky avaient admis comme associé. Presque tous leurs directeurs étaient d’ailleurs d’anciens compagnons d’armes, sauf deux ingénieurs français affiliés à l’Étoile-Noire, eux aussi, et nécessaires pour apprendre à ces soldats, marins et paysans, l’art de fabriquer le papier et de l’imprimer.

À son salut, Mariska répondit par un sourire.

— Stany, fit la jeune fille en glissant son bras sous celui du gouverneur de l’Île Blanche, montrez-moi vos usines. Je vais aller en France, et je veux emporter dans mon cœur l’image de tout ce qui est ici.

— Bien volontiers, petite princesse Jolie. Je vais vous conduire à travers notre domaine ; pendant ce temps, le navire accostera.

— Allez donc ensemble, approuva Boris ; moi, je cours à l’imprimerie porter ma copie. Tu me suis, Fédor ?

— Oui.

Stanislas Strosky s’était redressé, très fier de tenir à son côté la ravissante enfant à laquelle, ainsi que ses frères, il avait voué un culte immuable.

Il la dirigea d’abord vers la cité ouvrière, construite, au bord du lac profond et bleu formant le centre de l’île.

Là des maisons pareilles s’étageaient en pentes douces, entourées de jardins. Une église et une école dominaient le site. L’aspect était riant, paisible, aisé.

Les femmes, employées seulement à leurs travaux d’intérieur et non admises aux usines ni aux ateliers, ainsi que le veulent les règlements de l’Étoile-Noire, avaient de frais visages, des enfants bien tenus.

Des parterres emplis de fleurs ornaient le devant de maisons.

Les mamans saluaient avec un sourire, et Mariska s’arrêtait un peu, causant, mettant une caresse aux joues des petits :

— Stany, dit-elle, on paraît heureux ici. Cela ne ressemble guère aux fabriques des environs de Paris.

— Pas précisément.

— Qu’y a-t-il dans ce grand bâtiment ?

— Nos réserves. Ce sont les docks d’approvisionnement ; nos ouvriers y trouvent le vêtement et la nourriture.

— Vous les leur vendez ?

— Nous les leur vendons à des prix minimes, sans cependant y perdre mais quand un commerce ne veut avoir ni faux frais, ni bénéfices, les prix de revient sont si infimes que l’entretien des familles n’excède pas vingt-cinq pour cent des salaires. Voilà, n’est-ce pas ? une bonne et fraternelle manière de résoudre la question sociale.

— En effet. Entrons à l’école.

— C’est l’heure de la classe… Voulez-vous que tout simplement nous regardions de loin ? Remarquez ces petites têtes penchées sur un cahier. Ce doit être la leçon d’écriture. Après, les élèves auront la gymnastique, la lecture, puis le chant. Nous alternons l’exercice et le repos, vous voyez. Étude et sports combinés.

— Qu’apprennent les enfants ?

— Beaucoup de choses manuelles. Les garçons dessinent et s’assimilent assez pour savoir faire leur propre besogne au besoin ; de plus, tous sont destinés à la fabrication de notre papier, au travail de nos imprimeries. Les plus intelligents sont façonnés à la correction et à la rédaction.

— Et les filles ?

— Les filles apprennent la cuisine, la couture, la lecture, avec quelques notions d’histoire, de géographie et de calcul, mais sans grand développement ; elles s’attachent surtout au métier de ménagères et de mères de famille, connaissant assez d’hygiène pour soigner les malades et les blessés.

— Très bien, cela !

— Nos programmes n’ont rien de commun avec ceux du continent. Ils sont établis d’après les règlements de l’Étoile-Noire : la charité, l’égalité, l’aide mutuelle, la croyance en Dieu, voilà la base de nos cours.

— Allons à la fabrique, à présent.

— Volontiers… Voici nos magasins. L’alpha avec lequel nous fabriquons notre papier, est récolté ici, dans nos îles. On le blanchit au chlore, on, le réduit en pâte dans une lessive caustique, on l’additionne de pâte de bois, on le bat avec de l’eau, du kaolin, de la colle, et on le fait passer sur ces toiles métalliques, puis sous des presses. Il sèche, après, en s’enroulant à des rouleaux de fonte emplis de vapeur, et le voilà devenu papier. C’est fort simple.

— À dire, surtout.

— Nous avons une machine qui marche la moitié de l’année et suffit à entretenir notre imprimerie qui, elle, fonctionne tous les jours, sauf le dimanche, consacré au repos hebdomadaire.

— Mais ici, sans nouvelles, isolés ainsi que nous le sommes, que pouvez-vous écrire dans vos journaux ?

— Le Transocéanien se répand dans toutes les mers ; il renseigne sur les courants, leurs variations, les époques des vents périodiques, les distractions possibles à bord, et publie beaucoup de romans choisis parmi ceux que nous éditons.

— Mais la vente ?

— Les passagers sont ravis de voir venir à eux un navire porteur de nouvelles, un courrier apte à les distraire et ils achètent en quantité nos œuvres !

— C’est le succès !

Tous les ouvriers saluaient respectueusement la belle jeune fille qui venait ensoleiller leur atelier de sa présence souriante. Ils avaient des physionomies heureuses et calmes, saines. Aucun n’avait l’aspect misérable, hâve et sinistre, si souvent rencontré parmi les travailleurs des villes.

Ils n’étaient soumis à aucun surmenage. Le travail, le repos, la distraction leur étaient offerts tour à tour. Ils avaient souffert jadis, peiné, combattu. Ils appréciaient la paix sainte et l’organisation équitable, bienveillante et salutaire de leurs vies.