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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/30

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Boris résolut d’aller aborder au sud de la Kouranie, à Etchingen, dans un petit port tranquille, loin de la guerre, où un parent des Romalewsky, le vieux comte Rumka, possédait une vaste propriété.

Très probablement, le comte serait à la guerre, mais en tout cas sa maison pourrait être ouverte aux proscrits.

Boris donna l’ordre, en conséquence, de cingler vers le midi, et quarante-huit heures plus tard il abordait à Etchingen.

Le pays n’avait pas été ravagé aussi loin. Ici, l’aspect restait paisible, gai, ensoleillé, fleuri.

Yvana — Roma Sarepta désormais — put descendre à terre, au bras de Boris. Ses forces faisaient de rapides progrès. Elle montra une joie d’enfant à se trouver sur le sable de la grève, à voir dans le parc splendide de Rumka des myrtes et des rosiers en fleurs.

Dès les premières escarmouches, le comte Rumka était allé combattre pour son pays, mais son intendant mit à la disposition du parent de son maître le château et les serviteurs.

Quand Boris eut installé confortablement Yvana et Rosa, il recommanda à cette dernière de veiller avec le plus grand soin sur sa protégée, de la soigner physiquement et moralement, d’éviter surtout ce qui pourrait lui rappeler le passé, de lui parler ainsi qu’à un bébé, de lui enseigner seulement le français et de lui apprendre à lire dans cette langue.

C’était d’autant plus aisé que Rosa avait été bien des années à Nice avec sa maîtresse, la princesse Romalewsky, cliente assidue de la Côte d’Azur.

Ensuite, rassuré, sachant à quel point il pouvait compter sur la fidèle servante, Boris repartit pour Narwald.

En route, il apprit que la guerre était terminée, que la plupart des chefs kouraniens s’étaient soumis, le couteau sur la gorge, il est vrai, mais que cependant ils avaient dû jurer fidélité à l’empereur.

Parmi ces derniers, on citait son frère Fédor…

Le cadet des Romalewsky eut peine à le croire ; mais il fallut se rendre, lui aussi, pour franchir la limite du territoire annexé.

Dans l’état d’esprit où il se trouvait, las, épuisé, désemparé, prêt à croire à la fin de tout : honneur et patrie, il n’avait plus de force de résistance. Il écrivit, au bas du laisser-passer qui lui fut délivré, son beau nom de prince, indépendant jusqu’à ce jour, comme fidèle sujet de l’empereur Alexis.

Pour joindre Narwald, il dut traverser un pays saccagé, des maisons fumantes encore des incendies récents, des cadavres restés sans sépulture, des mourants se traînant, privés de secours, implorant pitié…

Boris put en secourir quelques-uns, rafraîchir leurs lèvres brûlantes, adoucir leur dernier soupir.

Des soldats passaient avec des cacolets, emportant ceux qui avaient encore assez de forces pour supporter le voyage.

À tous, Boris demandait des nouvelles de ses vieux parents et de ses frères, Fédor et Michel.

Aucun ne pouvait répondre à ses questions.

Le malheureux vaincu mit plus de dix jours à parvenir à Narwald.

Décrire son désespoir en voyant ce qu’était devenue la splendide demeure de ses ancêtres est impossible. Le somptueux domaine, château et dépendances, n’était plus que cendres et ruines ; tout restait vide et morne, comme lorsque la dévastation et la mort viennent de passer…

Telle une âme désolée promenant sa douleur aux bords du Styx, Boris erra en sanglotant sous la voûte de la forêt jadis verdoyante, aujourd’hui brûlée, jaunie par les flammes ou déchirée par les balles.

Mais sur les ruines fumantes encore, deux mains se fendirent vers Boris, prêtes à le consoler, à unir leur douleur la sienne.

C’étaient ses deux frères, Fédor et Michel.

Les trois fils du prince Nicolas Romalewsky avaient eu la même pensée en leur infinie souffrance filiale, doublée des hontes de la défaite : celle de se réunir en ce lieu — sacré maintenant, puisqu’il recelait sous les décombres les chères et vénérées dépouilles — et de s’y attendre.

Tendrement ils s’étreignirent, mêlant leurs larmes et leurs imprécations de rage contre les vainqueurs.

Puis, cherchant pieusement parmi les ruines et les décombres, ils découvrirent les pauvres corps calcinés des parents tant aimés et purent enfin leur rendre le dernier devoir.

Alors, la colère et le chagrin bouleversant leur âme, les trois frères prononcèrent devant la tombe le serment de vengeance et de meurtre… le serment auquel ils ne devaient point faillir…


VII

ROMA

Dès lors, chacun d’eux s’occupa de la tâche que Fédor, le chef de famille dorénavant, leur assignait.

Les biens des Romalewsky se trouvaient détruits ; une partie de leurs richesses étaient perdues.

L’empereur Alexis leur fit offrir des grades dans son armée, un poste honorifique à la cour.

Fièrement, les trois frères refusèrent. Michel préféra partir aux colonies. Boris à l’archipel Siamos, chez sa tante Hilda. Quant à Fédor, son rôle d’aîné l’obligeait à veiller sur les siens et aussi à s’occuper de l’infortunée souveraine Yvana.

Rosa donnait de la jeune femme des nouvelles de plus en plus rassurantes. Roma se plaisait dans le domaine du comte Rumka. Elle avait repris assez de forces pour agir et travailler. Elle s’adonnait passionnément à l’étude et apprenait avec une rapidité inouïe.

Non seulement en trois mois elle arriva parler et à écrire le français, mais à s’assimiler le dialecte kouranien.

Le vieux comte Rumka, revenu chez lui après la guerre, avait écrit à son cousin Fédor pour le supplier de lui laisser la ravissante jeune femme installée chez lui et dont la présence adoucissait sa solitude ; mais le prince n’admit pas la possibilité de ce projet.

Bien que la partie de la Kouranie habitée par le comte Rumka ne fût pas annexée à l’Alaxa, elle se trouvait aux portes du territoire possédé par le vainqueur.

C’était trop près : on pouvait voir et reconnaître l’impératrice, et Fédor ne jugeait pas le temps venu d’échanger son précieux otage. Il fallait laisser aux passions le temps de se calmer.

Souvent, les Slaves venaient jusqu’à Etchingen. Un hasard pouvait provoquer une surprise, peut-être une supposition… une légende…

Bref, le prince Fédor jugea infiniment plus sage d’amener en France la jeune femme qu’il fit passer, aux yeux de tous, pour sa pupille.

Là, elle aurait une vie heureuse, facile, saine, loin de tout ce qui pouvait ressusciter le passé en son cerveau endormi.

La mine d’or qu’exploitait Michel avec un bonheur constant, d’autre part les terres de nouveau mises en rapport, permettaient aux Romalewsky de semer royalement leur fortune.

Lorsque l’hiver fut passé et qu’il eut neigé abondamment sur les ruines de Narwald, que Fédor eut créé ses deux institutions charitables d’orphelins et de vieillards, il se décida à partir pour Etchingen.

À présent, le Stentor pouvait mouiller dans le port de Kronitz. Le prince s’y embarqua pour se rendre chez son cousin Rumka.

Ce fut rapide.

Un soir de mai, le yacht aborda au bas de la terrasse du château.

Fédor sauta sur le petit quai, monta vivement les degrés du manoir féodal et entra librement en poussant la grille, qu’on ne fermait que la nuit.

Sans se faire annoncer, il pénétra auprès de Rumka. Justement, le comte allait se mettre à table avec sa jeune compagne, pour le repas qu’ils avaient coutume de prendre ensemble la tombée du jour.

On servait habituellement ce repas dans une baie vitrée, facile à ouvrir les jours chauds, et d’où la vue s’étendait sur la haute mer, où mourait le soleil chaque soir.

Fédor entra soudain.

— Ah ! par exemple, la bonne surprise ! Mon cher ami, quel plaisir tu me causes en arrivant ainsi, dit le comte.

Les deux parents s’étaient embrassés. Puis Fédor, dont le cœur battait avec force et avait une peine inouïe à maîtriser le tremblement de ses lèvres, s’inclina profondément devant l’apparition si violemment impressionnante de l’ex-souveraine.

Elle regardait le nouveau venu avec indifférence, sans intérêt… Elle ne s’était pas dérangée de sa place, malgré l’empressement joyeux manifesté par son compagnon.

— Madame, dit celui-ci, permettez-moi de vous présenter mon cousin, le prince Fédor Romalewsky, celui auquel vous devez la vie.

Cette fois, le regard sombre de la jeune femme s’anima. Elle fixa un instant l’arrivant, puis elle prononça avec calme :

— Vous m’avez sauvé la vie, prince. Est-ce au péril de la vôtre ?… Est-ce hasard ou vouloir ? Je vous saurai gré, puisque vous connaissez quelque chose de plus que moi, de bien vouloir m’éclairer… L’excellent Rumka ne l’a pas pu, et Rosa est murée dans un silence voulu — ou imposé peut-être…

Devant cette attitude glacée et presque hostile, à laquelle il était loin de s’attendre, Fédor éprouva une sorte de stupeur.

Lui, pourtant maître de ses sentiments et de ses impressions, se troubla un instant.

— Je vous dirai tout ce que je sais, je ferai tout ce que vous souhaiterez madame ; je vous prie humblement de croire à mon respect le plus absolu.

— Alors, prince, nous causerons seul à seul demain dans la matinée. Ce soir, je ne veux pas accaparer vos premiers moments par mon intempestive curiosité.

Fédor prenait place à table. Il ne pouvait surmonter sa surprise, son émoi même.

Il s’était attendu, à un élan d’expansion tendre — de gratitude et d’amitié — et tout ce que lui avait écrit Rosa du cœur chaud et doux de la jeune femme semblait démenti dès la première entrevue par l’impression spontanée d’antipathie qu’il lisait sur les traits charmants, dans les grands yeux de velours.

Il la regardait presque avec effroi. Elle l’effarait.

Toujours admirablement belle, elle avait gardé de son passage au pays des ombres une pâleur mate très différente de sa fraîcheur rosée d’autrefois.

Les yeux noirs toujours lumineux éclairaient ce visage à l’expression sérieuse ; les cils longs, recourbés ainsi que jadis, étaient complètement blancs, les sourcils et les cheveux abondants et souples, étaient couleur de neige.

L’aspect de cette physionomie frappait l’observateur d’une vague inquiétude. Qui avait pu créer cette antithèse entre le visage jeune, sans plis et les signes, indéniables de l’âge ?…

Fédor sentait sa gorge se serrer. Des larmes invincibles montaient de son cœur.

Il souffrait atrocement, se demandant pour la première fois s’il n’était pas le plus misérable des criminels, lui qui avait osé jeter son emprise sur cette âme, éteindre le flambeau de cette mémoire… lui qui osait retenir cette adorable créature loin d’un mari et d’un enfant adorés ?…