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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/37

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Roma jeta les yeux sur le bristol.

Fédor Romalewski
demande à quelle heure il pourra se présenter chez sa nièce, pour convenir de l’arrangement de la journée.

— Répondez, fit Roma, que je sortirai seule.

— Bien, madame.

— Monsieur m’a dit d’aider Madame à sa toilette.

Roma se laissa habiller sans un mot, puis, d’un signe, elle congédia la femme de chambre.

Où irait Roma ? Ce désert blanc n’éveillait en son âme aucune attirance. Elle éprouvait, en son cerveau las, l’invasion des impondérables flèches fluidiques qui l’avaient déjà assaillie à Arétow.

Elle se remit à contempler de près les chromos.

Malgré la pauvreté du dessin et la truculence du coloris, l’empereur Alexis en uniforme blanc, barré de rouge, chamarré d’or, était quand même superbe. Ses yeux bleus suivaient tous les mouvements de la jeune femme : elle les voyait comme se mouvoir vers elle, attachés à ses regards, par une sorte de vertu magnétique — la magie de cette chose à la fois morte et vivante : un portrait…

Aussi tressaillit-elle quand on frappa à sa porte.

— Entrez, fit-elle, contrariée, rejetée trop brusquement dans la réalité maussade.

Le prince Fédor apparut, un sourire aux lèvres.

— J’aurais mieux aimé ne pas vous voir, fit-elle sèchement…

— Vous êtes cruelle, Roma. Quoi que je fasse, votre premier mouvement est toujours pour moi l’hostilité. Vous ne vous adoucissez qu’après.

— C’est vrai, prince. La première idée — les Français affirment que c’est la bonne — m’éloigne de vous ; ensuite, par lassitude, par politesse aussi, je cède.

— Je ne vous demande aucune politesse ; au contraire, je vous aime mieux franche… Mais vous êtes injuste, quand vous repoussez mes soins.

— Je préfère m’en passer. Suis-je libre ou non ?

— Libre, absolument.

— Avec vous pour gardien. Sais-je quel rôle vous vous arrogez vis-à-vis de moi ?

— Le rôle d’ami, mon enfant, de protecteur. Vous ne pouvez, à votre âge, accomplir seule des voyages et certains actes de la vie… Outre que vous ne savez pas régir la vôtre d’une manière pratique, vous seriez exposée à mille embûches… Je ne sollicite de vous nulle gratitude, mais un peu de bonté… et de justice…

— C’est vrai, je suis injuste peut-être pour vous… mais je ne m’explique pas le sentiment que vous m’inspirez. Avec tout autre, je serais très profondément reconnaissante. Avec vous, je sens tout élan se figer… Il me semble sans cesse être en présence d’un ennemi…

— Un ennemi !

— Entendre votre voix dérange pour moi l’harmonie du silence, votre regard me fait penser au serpent de la Genèse, vos doigts sur les miens éveillent l’idée des serres d’un oiseau de proie.

Elle se tut.

Fédor Romalewsky avait baissé le front sous la cinglante humiliation. Il ne trouvait pas un mot à répondre. Une morne anxiété envahissait ses traits.

Deux larmes noyèrent ses cils. Il s’inclina et sortit.

Restée seule, Roma eut un regret. À force de ne pas combiner ses phrases, de laisser jaillir ses mots, elle causait d’irréparables peines.

Un remords voulu, plutôt que réel, fit prendre à Roma le crayon de son nécessaire de voyage et tracer ces mots :

« Pardon. J’ai tort. À déjeuner, nous conviendrons de l’emploi de notre journée. — Roma. »

Elle sonna, envoya ce mot écrit en français, puis, encapuchonnée de sa pelisse, elle sortit.

Le clocher, surmonté d’une boule d’or que la neige, vu sa forme, n’avait pu recouvrir qu’au sommet, étincelait. Elle marcha vers le temple, but, appel, monument toujours placé de manière à attirer la vue. Mais il était fermé. Par ce temps froid, on n’ouvrait l’église qu’aux jours fériés, où on pouvait la chauffer. Roma en fit le tour.

— Suis-je jamais venue ici ? se demandait-elle avec angoisse.

Une voix intime répondait :

— Non !

Des officiers en groupes passèrent sur l’étroite voie déblayée au milieu de la rue. Ils avaient l’uniforme vert sombre des chasseurs du Nigel.

Ils la regardaient, curieux, oisifs, surpris de cette élégante apparition en leur garnison austère, où nul ne venait, surtout à cette époque ingrate.

Elle aussi les regarda.

Étaient-ils frères d’armes de son mari ? de ce Serge Sarepta, qui l’avait, disait Fédor, passionnément aimée et pourtant rendue malheureuse ?

Ils éprouvèrent une hésitation sous le regard singulier de la jeune femme. L’un fit mine de s’approcher, mais un autre le retint.

— Viens donc, dit-il, cette admirable créature n’a pas la pensée que tu crois…

— C’est étrange ! fit l’autre. Son visage et son allure me rappellent quelque chose…

Ils continuèrent leur route en saluant respectueusement.

Surprise de ce salut, Roma pensa :

— Ils m’ont reconnue.

Cette idée lui causa une joie immense, et elle revint rapidement à l’hôtel.

Les officiers venaient d’y rentrer.

Là se tenait leur mess et, justement, ils interrogeaient la maîtresse d’hôtel sur ses nouveaux voyageurs. Mais Fédor n’était pas loin. Il comprit, survint.

— Capitaine, dit-il au plus gradé, ne vous mettez pas en peine de nous. J’accomplis avec ma nièce un pèlerinage de souvenirs. Elle a eu la douleur de perdre un époux très aimé, en cette guerre, et vient ici revoir la dernière garnison où ils vécurent ensemble. Très atteinte par ses malheurs, elle a besoin de réconfort et vous rempliriez un devoir de bonne camaraderie en lui disant quelques mots de sympathie.

— Oh ! de bon cœur, monsieur. J’arrive moi-même de la guerre, où sont restés tant de camarades.

— Elle se figure que son mari n’est pas mort et qu’on la trompe.

— Pauvre femme !

— Oui, pauvre femme. Vous pouvez la soulager en lui disant avoir vu tomber au feu Serge Sarepta, son mari. Peut-être l’avez-vous réellement connu ? ajouta Fédor, audacieux.

— Non. Nous sommes si nombreux !

— C’est vrai. Mais vous calmeriez vraiment cette pauvre âme troublés et souffrante en lui affirmant l’avoir déjà vue ici, autrefois.

— Oh ! volontiers, puisqu’il s’agit de lui donner un peu de consolation…

— Voici ma nièce. Je vais vous présenter à elle.

Roma revenait. Elle alla vers son oncle :

— Ma chère nièce, dit Fédor Romalewsky, je suis heureux d’avoir rencontré ici un compagnon d’armes de votre mari. Le capitaine que je vous présente a combattu près de lui.

— Hélas ! oui, madame, fit l’officier entrant dans son rôle, et avec la tristesse bien réelle que ces souvenirs mettaient en lui.

— Vous étiez ici avant la guerre, monsieur ? demanda Roma d’une voix altérée d’émotion.

— Oui, madame…

— Où donc logeait Serge Sarepta ?

— Là-bas, sur la hauteur, vers l’endroit où nous vous avons rencontrée tout à l’heure.

— La maison a été détruite par une avalanche, acheva Fédor.

— En effet, concéda le capitaine.

Roma hésitait. Elle finit par oser :

— Vous souvenez-vous de moi, monsieur ?

— Comme tous ceux qui vous ont vue, madame. Ils ne sauraient vous oublier.

Ce disant, l’officier s’inclinait très bas, mal à l’aise de son vague mensonge, troublé aussi par la vue de cette jeune femme au charme si touchant.

Il l’avait, en effet, rencontrée, croyait-il, mais où ?

Au repas qui suivit cet incident, les officiers de la garnison de Tornwald n’eurent guère d’autre sujet de conversation que cette étrange visite.

— Parbleu ! Elle ressemble d’une manière frappante à notre regrettée impératrice Yvana !

Tous alors en convinrent. N’eût été la couronne de neige qui ombrageait le front de l’étrangère, on s’y fût mépris, absolument.

Ils restaient tous impressionnés, l’esprit retourné vers la scène déchirante des bois kouraniens.

Dans leur chambre, en vis-à-vis, l’oncle et la nièce déjeunaient.

— Je vous remercie de m’avoir présenté cet officier, dit Roma.

— J’ai pensé que vous aimeriez à avoir la confirmation de mon témoignage, répondit Fédor amèrement.

Souvent, à force de se mentir à lui-même, le prince en arrivait à se croire sincère…

— L’officier m’a dit bien peu. Il était ému. Il a sans doute aussi perdu quelqu’un de sa famille à cette horrible guerre.

— Je le crois. En tout cas, maintenant que vous voilà renseignée, vous plaira-t-il de partir ?

— Quand ?

— Demain. Il serait trop tard à présent, et cela ne vous intéresserait pas de traverser la nuit des chemins que vous connaissez.

— Une promenade sous la lune doit être pittoresque.

— Bien glaciale. Voulez-vous employer l’après-midi à une course en traîneau jusqu’à la forêt ? De là on domine le fleuve, et son aspect glacé, sillonné de trains de bois, vous amusera.

— Oui, allons.

Après le déjeuner, le prince fit atteler le double quadrige de chiens au traineau, et, comme la route était plane, les bêtes ne peinaient pas.

Quelques officiers avaient sollicité de Fédor la faveur de les suivre à cheval, parce que, disaient-ils, la forêt n’était pas sûre : il y avait des loups.

L’effet d’une course rapide au grand air pur amère toujours une impression morale apaisante. L’oxygène, en pénétrant les poumons, revivifie le sang mieux et plus vite…

C’est là le charme et l’utilité des sports.

En arrivant à la forêt de trembles et de sapins, Roma, plus rose, souriait.

— Tenez, lui dit Fédor en arrachant un peu d’écorce d’un tronc, voilà un singulier mets, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Eh bien ! j’ai vécu huit jours à ce régime avec mes compagnons d’exploration quand nous cherchions en Sibérie une route vers la Chine.

— Vous mangiez de l’écorce d’arbre, comme les lapins ?

— Absolument. Seulement nous la faisions cuire, bien hachée, bien écumée, assaisonnée de sel et de poivre, et nous parvenions à nous soutenir avec cela, faute de mieux.