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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/44

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— Je ne suis ni spirite ni sorcière. Je ne sais pas lire dans la main, ni prédire l’avenir. Mais je possède un don que possèdent les treizièmes enfants d’une famille quand ils sont nés un vendredi 13 et une année au millésime 13 ou dont les chiffres additionnés font 13. Or. je suis né en 1840, je suis la treizième fille de chez nous et je naquis un vendredi 13. Je réunis donc les conditions voulues et je possède le don…

— Oh ! mais, c’est passionnant ! s’exclama Georges.

— Oui, j’aperçois le rayonnement de chaque individu, la lumière de sa route, la clarté dans laquelle il marche. Il est venu ici des savants docteurs en occultisme qui me disaient que je voyais le fluide radiant de chaque être.

— Dites-moi mon chemin ! dites-moi mon chemin ! s’écrièrent à l’envi les assistants.

— Voulez-vous débuter par moi, prophétesse lucide ? fit Georges Iraschko. Je ne suis pas impressionnable pour deux sous… Je servirai de modèle.

— Très bien, monsieur : je prie seulement qu’on ne m’interrompe pas une fois que j’aurai commencé le cercle, car les rayons se brisent devant mes yeux et se brouillent… Tenez-vous debout successivement, que je puisse voir l’ora de chacun.

Le prince Fédor observait sans un mot. Les fiancés, la main dans la main, se souriaient. Roma regardait la vieille femme avec un intérêt évident.

L’Auvergnate se recueillait. Au bout d’un instant, son visage calme et sérieux, excluant toute idée de plaisanterie, elle regarda attentivement Georges Iraschko, placé debout, seul sur le fond plus clair de la porte ouverte.

— Oh ! fit-elle, quel déchaînement des éléments là-bas ! Vous courez de toutes vos forces vers un orage tel que les éclairs se croisent, se choquent et s’éteignent dans une obscurité opaque.

— Bigre ! Quel cataclysme ! Allez donc, prince… À vous.

— Mais ces dames…

— Non, moi j’ai peur, fit la marquise. Je suis trop vieille, la voyante va me jeter dans les ténèbres.

— Avancez, ordonna l’oracle.

Le prince Romalewsky s’était posé à l’endroit convenu. La haute et robuste silhouette barrait la porte. Il fixait la vieille, dont les mains, soudain tremblantes, couvrirent les yeux.

— Eh bien, dit-il, qu’attendez-vous ? Je ne redoute ni l’ombre ni le soleil.

— C’est le feu. Vous êtes environné de lueurs rouges, pourpres, ardentes, des étincelles jaillissent sous vos pas… Votre route est éclairée sous des nuages cuivrés par des lueurs cramoisies… À vous voir sur cette voie hérissée, montueuse, pavée d’obstacles, on dirait un géant que rien n’arrête : car vous passez sur tout dans cette clarté aveuglante… La planète Mars brille à votre orient.

Fédor se retira, sans que sa physionomie trahit une impression. Silencieux, il reprit sa place.

— À vous, Paul, conseilla Yolande à son fiancé.

Aussitôt le jeune homme installé, il dit :

— Venez avec moi, Yolande. Notre chemin doit être le même, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, approuva-t-elle en courant s’accrocher au bras du jeune homme.

La sybille sourit :

— Ah ! le beau ciel ! dit-elle. Un soleil clair plane sur une voie doucement ascendante : peu de nuages, à peine des menaces au couchant. La lueur du côté de mademoiselle est bleue. Du côté de monsieur, la lueur est rouge. Elles se marient heureusement dans un horizon calme.

— À moi ! dit Jean, bondissant de sa chaise avec entrain. Je veux savoir aussi. Vous me tentez, ô prophétesse.

Il se dessina à son tour dans le rectangle brumeux de la porte, devant l’horizon de pluie.

— Vous êtes entouré de lumière astrale, dit l’Auvergnate, sans nuances vives. Ce sont des teintes fondues et neutres, le chemin où vous marcherez est quelconque, sans aspérités, sans élévations ; il est plane, vide, je n’y vois ni chute ni élan.

— Rien des montagnes russes ! fit le jeune homme avec une grimace. À vous, madame, ajouta-t-il en s’inclinant respectueusement devant Roma. Ne désirez-vous pas savoir aussi…

La jeune femme se leva, silencieuse, une ardente flamme de curiosité anxieuse dans ses yeux sombres, pour aller prendre la place de mystère.

— Un chemin sous la lune, dit la sybille, une nuit avec des étoiles, des rayonnements crépusculaires mauves et gris. Le croissant, très net, monte, éclairant bien une ligne droite bordée de monts sur lesquels brille une lumière intense. Ce sont des aurores boréales, des clartés merveilleuses et lointaines, où cette route ombrée ne peut encore atteindre… Elle s’enfonce, disparaît sans que je puisse apercevoir la fin…

Roma vint s’asseoir avec un soupir.

Elle n’avait rien appris… Elle demeurait dans sa nuit, dans le mystère où agonisait son âme.

La marquise de Montflor restait seule pour interroger l’oracle.

— Allons, maman, au trépied ! fit Jean. Ayez confiance en votre radium intérieur.

— Madame, dit la voyante, vous êtes sur une fort belle avenue, vivement éclairée de reflets ; ce n’est pas sur vous une lueur directe, ce sont des reflets chauds, gais, limpides. Je n’en vois aucun se briser, tous rayonnent sans choc, avec le plus grand calme.

— La devineresse a bien deviné. Elle voit ici une maman dont le bonheur dérive de celui de ses enfants, dit Paul.

— Bravo !

— La séance est terminée ! déclara Jean. Nous voilà avec une énigme à déchiffrer pendant notre retour sous la pluie, car elle ne cesse guère, et je crois que la nuit viendra avant le beau temps.

— Hélas ! le dîner de l’hôtel ne nous attendra pas, gémit Mme de Montflor.

— Aussi, nous vous emmenons dîner à Tourleven, proposa Roma, hospitalière. Ces messieurs nous parleront de leur pays d’Alaxa, ajouta-t-elle en s’adressant à Paul Karakine et à Georges Iraschko.

— Vive l’Auvergne ! s’écria Jean, elle dépasse l’Écosse comme hospitalité.

— C’est vraiment trop aimable, hésitait la marquise, et ce serait abuser…

Mais Roma sourit gracieusement, insistant d’un geste.

— Madame la sybille, nos compliments, fit Georges, en mettant dans la main de la vieille auvergnate une pièce d’argent.

Tous l’imitèrent.

— Nous viendrons vous donner des nouvelles de notre luminaire particulier, ajouta le fiancé de Yolande.

Les voitures avançaient, trempées. Fédor enveloppa sa nièce dans un chaud manteau de laine blanche, se plaça prés d’elle, rabattit sur eux le tablier de la victoria, tandis que Georges Iraschko allait s’asseoir avec un ennui mal dissimulé, dans la voiture de louage des Montflor.

— À tout à l’heure, fit Roma. Nous vous attendrons à Tourleven.

— Te voilà en exil, dit Paul Karakine, malicieux, à Georges. Tu préfèrerais, je crois, t’asseoir sur le strapontin de la victoria, au risque de te mouiller jusqu’aux os.

— Non, car j’ai comme compensation un joli vis-à-vis.

— Merci de l’envoi, fit en riant Yolande, installée en face du jeune homme. Mais c’est tout naturel, quand on est en… balade.

— Pardon, mademoiselle, je suis un sot… Nul n’a plus le droit de lever sur vous un regard admiratif, sans s’exposer à mille dangers.

— Est-ce que vous supposez les dangers moindres dans la victoria ? remarqua Jean. Le cavalier servant de là-bas ne m’a pas l’air plus pacifique que Paul, certes.

— Il n’est pas fiancé.

— Il est le gardien, répondit Jean, presque le geôlier.

— Comment ?

— Je ne saurais le dire, c’est une intuition. Vous n’avez pas trouvé drôle, ce que la voyante vous a raconté à son sujet ? On aurait dit qu’elle dépeignait Méphisto en personne.

— Moi, lança Yolande, j’aurais peur de cet homme. Il me glace. Il doit avoir commis des crimes…

— Quelle idée, ma fille ! protesta la marquise. Ne nous raconte pas chose pareille au moment où nous allons dîner chez lui.

— Je me demande, dit Georges, ce que signifie ma course au-devant des foudres ?

— Tu cours vers des orages de passion, mon cher, concéda Paul. Tu me fais l’effet d’un garçon arrivé au tournant de son histoire.

On montait au pas, doucement. La pluie s’acharnait.

Enfin, la splendide villa de Tourleven s’aperçut au haut de la côte, étincelante de lumières brillant au travers des feuillages. Le Prince Fédor et sa nièce étaient déjà arrivés, en leur équipage fringant.

La voiture de louage stoppa devant le perron. Et bientôt la bande pénétra dans le hall, où Mme de Riffemont l’accueillit avec sa courtoisie du meilleur ton.

— Veuillez entrer. Mme de Sarepta descend à l’instant. Elle change de toilette. Nous avons fait préparer des chambres où vous pourrez vous arranger un peu si vous le désirez, mesdames.

La marquise de Montflor accepta avec empressement. Elle avait besoin de donner à sa coiffure quelques points d’appui.

Quant à Georges, apercevant le prince déjà transformé et lisant dans le fumoir, il alla vers lui :

— Il est écrit, prince, que je ne pourrai jamais me présenter à vous en tenue convenable.

Le prince sourit.

— J’aime assez connaître les gens et les âmes sous leur jour réel, simple et sans artifice mondain…


XVII

CONFIDENCES

Le dîner, servi comme s’il avait été prévu, fut assaisonné d’une aimable cordialité.

Mme de Montflor put ne pas trop s’écarter de son régime : on lui servit les éternelles purées qui font l’ornement de toutes les tables d’hôtes à Châtel-Guyon.

Après le repas, les hommes passèrent au fumoir un instant, sauf Georges, qui déclara ne pas fumer, et alla s’asseoir sur un pouf bas auprès du haut fauteuil à solennel dossier où était assise Roma.

Toute menue et blanche dans sa robe de crêpe de Chine, aux plis très flous, elle semblait perdue aux bras du siège antique.

— Resterez-vous encore longtemps ici ? demanda la jeune femme à la marquise.

— Non, car de multiples préoccupations me rappellent à Paris. Songez donc, le mariage de ma fille a lieu le mois prochain.