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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/48

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— Emmenez-moi un instant ! soupira-t-il. Donnez-moi encore ce soir la pâture du pèlerin. Je mendie comme un errant, je suis un étranger ici, un compatriote à vous, un ami, quoique vous ne vouliez pas me laisser prononcer ce mot…

— Trois erreurs, monsieur. On est toujours étranger dans une ville d’eaux ; vous n’êtes pas mon compatriote, puisque je suis Kouranienne. Mon oncle ajouterait que nous sommes ennemis-nés, si, par un hasard rare, vous n’aviez personnellement réussi à conquérir ses sympathies. Ensuite, ami, voilà une situation réciproque qui ne se crée pas en huit jours.

— Croyez-vous ? En France, on a une expression qui peint l’élan d’une affection spontanée. On appelle cela : le coup de foudre.

— Ah ! C’est vrai, l’orage dont vous menaçait la sorcière de Thazenat… Il fallait bien le placer à propos.

— Vous raillez…

— Mais non, je m’en vais.

— Vous êtes cruelle.

— Non, je m’essouffle.

— Prenez mon bras, je vous en supplie.

— J’ai horreur de mettre mon pas au rang de celui d’un autre ; je n’y arrive même jamais ; mon oncle a essayé souvent sans succès.

— Asseyons-nous un peu, alors, supplia Georges. Voyez ces racines à fleur de terre ; on dirait des fauteuils rustiques.

— Très rustiques. Seulement, je n’ai pas le temps d’en juger. Tenez, voici mon chien Fram qui accourt au-devant de moi. Il va me donner le courage d’achever plus vite la montée… Adieu.

— C’est sans appel, cet adieu ?

— Absolument.

Fram, avec des élans de joie, jappait en voyant sa maîtresse. Elle caressa sa bonne grosse tête grise.

— Être Fram ! Quel rêve !… osa Georges.

— C’est vrai, approuva-t-elle, être Fram, vivre comme lui, dormir comme lui, mordre comme lui.

— Vous parlez de mordre, vous si douce ?

— J’entends tellement parler d’ennemis et de vengeance ! Beaucoup de gens, je vous assure, voudraient être chien. Les uns, mon oncle, par exemple, pour mordre, les autres, comme moi, pour ne pas penser…

— Ceux, comme moi, pour avoir le droit, à l’exemple de Fram, de mettre leurs lèvres sur vos doigts.

— Allez-vous donc enfin me laisser ?

— Ne me chassez pas si cruellement ! Je semblerai vous obéir, puis, quand vous aurez tourné le dernier lacet, je reviendrai sur mes pas, je chercherai la trace des vôtres, je tâcherai de passer où vous aurez passé pour respirer dans votre sillage, puis je me cacherai entre les massifs du jardin et je vous regarderai dîner de loin, ainsi qu’un chemineau sans asile.

— C’est du roman !

— Ayez pitié… Voyez, votre chien m’aime, lui, qui aboyait, féroce, quand les autres sont entrés chez vous l’autre soir. Moi, il m’a toujours bien accueilli… en ami, Soyez généreuse, laissez-moi m’asseoir au petit bout de votre table, ce soir encore.

— Venez alors, puisque cela vous plaît… Seulement je vous dirai, des choses pénibles qu’il vaudrait mieux pour nous deux ne jamais prononcer ni entendre.

— Pourtant…

— Sincère ou non, vous allez vers un but plus irréalisable que la traversée de la terre pour joindre notre antipode…

— Écoutez-moi…

— Vous me dites, en de puériles périphrases, à peu près ceci : Je vous aime ! Or, à quoi ce sentiment insensé pourrait-il jamais vous conduire ?

— Qui sait ? À être votre ami. Peut-être à avoir chez vous droit d’asile, à vous offrir tout de moi : biens, cœur, famille, nom.

— Je ne veux rien accepter.

— Rien ?…

— Rien !…

Et, après un silence, la jeune femme poursuivit :

— Vous aimerais-je, ce ne serait pas le sens qu’on attache à ce verbe, car, au sens banal, je vous trouve sympathique. Tenez, le mot « like » des Anglais rend ma pensée que ne traduirait pas le mot « love ». J’ai l’âme prise par un rêve, un fantôme, un héros idéal, forgé par mon cœur… Il vit en moi et je l’adore.

— Et c’est tout ?

— Tout !

— Un souvenir, peut-être… Je vous comprends, vous avez aimé, vous avez été aimée, vous restez fidèlement liée au passé.

— Le passé ? Je l’ai oublié !… Il est comme un gouffre comblé depuis longtemps. Non, ce n’est pas un souvenir que j’aime, c’est une réalité rêvée, si on peut ainsi s’exprimer, mais présente. En moi, s’élève un autel d’amour pour un homme que je ne connais pas, que je n’ai jamais vu, ne verrai jamais peut-être, qui m’ignore… Un homme à qui m’a pensée appartient sans cesse, auquel, la nuit, j’appartiens en songe, que j’aime enfin et ne veux pas trahir !…

Elle s’exaltait, maintenant, pressant l’allure sous l’empire d’une émotion, l’âme envahie de chaleur et de joie.

Cette femme de marbre vibrait…

Georges, frissonnant, la suivait anxieux.

— Vous me croyez certainement folle, acheva Roma ; je me rends très bien compte que je puis le paraître. Mon oncle me le dit souvent…

— Oh…

— Mais si c’est une folie, je l’aime et n’en veux pas guérir. Si, comme je le crois, c’est une intuition toute spéciale, un reflet peut-être d’une vie antérieure, je la garde en moi, j’en vis, et c’est même ma seule raison de vivre… Donc, jamais, retenez-le bien, je n’aimerai personne… Jamais à qui que ce soit, je ne dirai un mot d’amour…

— Jamais ?

— Non. Ne vous attardez pas à me suivre — non sur ce chemin, car nous sommes arrivés, et vous resterez — mais sur la voie de mon cœur… Ne perdez pas vos jours, votre jeunesse en inutiles propos, allez donc où vous appelle la nature, aimez ma petite parente Mariska ; elle est délicieuse, vous dit-on.

— C’est vous que j’aime ! dit-il dans un sanglot. Vous !…

Elle s’arrêta ; ils allaient franchir la grille.

— Vous ressemblez à Pierrot, amoureux de la lune, fit-elle, les yeux aux nuages.


XX

L’ÂME EN PEINE

Georges rentra à Châtel-Guyon au petit jour.

On ouvrait les établissements et les sources.

Il était brisé.

Il se jeta aux Thermes comme en un asile ; tous ses nerfs lui faisaient mal ; ses mains le brûlaient.

Après le dîner calme, paisible, exquis, entre Roma et Mme de Riffemont, ces deux femmes si unies, si douces, si visiblement harmonisées avec l’élégance raffinée des choses ambiantes et le service irréprochable des gens, Georges avait été obligé de se retirer, de monter dans le coupé stationnant devant le perron et attelé pour le reconduire à Châtel-Guyon.

Seulement, devant le théâtre, il avait congédié l’équipage et était entré dans la salle où l’on donnait les dernières représentations de la saison.

Ensuite, se sentant incapable d’aller dormir, il s’était arrêté sur la terrasse du casino pour jeter rageusement une pièce de cinq francs sur le tableau de la Boule. Il avait lancé sa mise au hasard sur le 5, et le 5 justement sortit.

— Parbleu ! se dit-il, il est bien évident que je dois être heureux au jeu.

Et le jeune homme s’en alla errer à travers le parc où tous les bruits s’éteignaient, où les sources cadenassées avec soin s’écoulaient tranquillement en petites nappes tièdes.

Il eut ensuite l’idée de monter en haut du calvaire.

La temps était doux, sans brume, très sec. Au vieux village, les fenêtres ne donnaient aucune lueur.

Les quelques ouvreuses du théâtre, attardées, rentraient, montant derrière lui la rue escarpée. Elles parlaient haut dans leur patois d’Auvergne. Puis tout mouvement cessa.

Georges, absolument isolé, parvint au pied de la croix de bois, s’y adossa.

À gauche, la plaine de la Limagne s’étendit sous la lune. À ses pieds, l’ancien village endormi. Un peu plus loin, la ville neuve, avec ses grands hôtels clairs.

Au-delà, les bois, les vignes, les clochers de Riom, piquant les nuages à l’horizon.

L’immensité morte…

Georges, les yeux errants, se demanda soudain ce qu’il faisait là, à l’endroit où jadis s’élevait le manoir féodal témoin des luttes du redoutable et féroce Guy de Châtel-Guyon.

Mais rappeler ici l’histoire ne le tentait pas. Ce qu’il évoquait, malgré lui, c’était toujours la même image blanche et fière dont ses efforts ne pouvaient distraire sa pensée.

Immuablement, il retombait dans sa vision.

Au pied de cette croix, appuyé sur le bois dur, symbole de martyre et de sacrifice, il éprouvait un incroyable découragement.

Son caractère gai, léger, insouciant, s’était transformé comme ce tertre de gazon, d’où l’édifice ancien, témoin de tant de fêtes et d’orgies, avait disparu pour faire place à la croix de douleur.

Pourquoi lui, étranger, était-il venu échouer au bas de la côte de Tourleven ? Pourquoi la destinée l’avait-elle voulu broyer contre cette lave noire du talus dans son invraisemblable écart d’automobile ?

Ce n’était pas sans but, assurément, car tous les événements, tous les pas de notre vie gardent une signification. Chacun de nos actes personnels a une vibration sur les autres anneaux de la chaîne sans fin qui représente l’humanité en marche.

L’unique résultat des choses ne pouvait pas être sa seule souffrance. Il y avait un lien jeté entre elle et lui. Il y aurait un jour une étincelle pour éclairer ce mystère.

Quand un passant traverse une route, il y laisse l’empreinte de ses pas. Son séjour en ce pays était un point de départ, une solution en naîtrait.

Il se mit à refaire, à petits pas, le chemin parcouru. Il rasa l’église sombre, où Phœbé accrochait aux vitraux un reflet, il dépassa la fontaine de granit et dévala jusqu’à la place des bains.

Aller dormir ?… Jamais, il ne le pourrait.

Georges déambula encore sur la pente du Chalusset, énervé, incapable d’un repos.

Les bois l’attiraient ; l’ombre est toujours calmante ; il chercha l’abri des hêtres, et l’automate qu’est tout corps lorsque la pensée s’absorbe, traîna le malheureux rêveur jusqu’aux lacets de Tourleven.

Il se réveilla comme un somnambule devant la grille close.

La maison était absolument tranquille, sous le manteau de la nuit.

Pas une lueur.

Fram, couché dans sa niche, eut, en l’apercevant, une formidable baillée, s’étira, puis il vint à lui, secouant son panache gris.

Il s’enleva sur deux pattes devant la grille, passa le museau entre les barreaux, avec un petit jappement de bête tendre habituée aux caresses.

— Mon Fram, dit Georges, mon bon Fram !