Aller au contenu

Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/53

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Il lui fallait se donner du cœur, et pour ce faire, il se souvint…

Narvald en flammes, dans la nuit…

Au fond du grand salon gothique dont les tentures s’envolaient en lambeaux calcinés par les fenêtres aux vitres brisées, deux corps d’agonisants brûlaient.

Michel passa sa main sur son front trempé de sueur. Il haletait.

Le chemin était long. Cette colline qui paraissait tout près d’abord, reculait ainsi que toujours par l’effet habituel des mirages dans l’air limpide.

Il faisait une chaleur lourde qui pesait sur le cœur du voyageur. Psyl, assez surpris d’être traité durement, tournait sa tête intelligente vers son maître et Mariska, heureuse de bondir, avait des sauts souples et longs d’une splendide vigueur.

Mais le maître ne voyait rien. Ses compagnons à quatre pattes, auxquels d’habitude il parlait ne l’intéressaient plus à cette heure troublée.

La vue de la jeune femme avenante avec ses deux mignonnes fillettes lui avait fait mal. Il eût préféré rencontrer l’hostile accueil, la haineuse rivalité des castes…

Au lieu de cela, des sourires, des blondes têtes et des yeux naïfs d’enfants levés sur lui comme sur un ami. Un blanc ! Un frère d’Europe !

Alors, volontaire, l’âne de Michel repartait à Narwald pour se griser de haine, pour voir d’autres blancs assassins, incendiaires, voleurs… maudits !

La sueur coulait de son front, mêlée aux larmes de ses yeux.

Il dut s’arrêter au bas du monticule presque à pic. Il sauta à terre.

Psyl n’avait que faire d’entraves ; il connaissait son maître, vivant dans son intimité, comprenant le simple sifflement et l’appel de son nom.

Quant à Mariska, un escarpement la comblait de joie. Bondir, appuyer ses griffes dures aux saillies des rocs, mordre les jeunes arbres au passage, mettre en lambeaux leur écorce, c’étaient jeux de lionne, cela, et elle en usait à pleine force.

Comme tous les deux — l’homme, et la bête fauve — arrivaient, au sommet devant une claire-voie, il y eut un galop effréné des pauvres moutons épouvantés. Cette lionne qui venait de sauter dans leur parc les terrifiait.

Michel, après avoir poussé la porte de bois, entra, mit une main dans le collier de sa compagne et se dirigea vers les nègres assis devant un hangar rustique.

Les nègres dévoraient les reliefs d’un agneau rôti. Ils ne s’émurent pas de la vue d’un passant… ils dînaient.

— Où est votre maître ? demanda Michel, toujours en dialecte angolais.

— Li dormi après manger.

Et du bout des os qu’ils rongeaient, ils indiquaient une forme allongée sous un acacia.

Michel Romalewsky sentit de nouveau un violent battement de cœur.

Le colon étendu sur l’herbe dans son costume de toile blanche, le visage ombragé d’un chapeau de joncs, était l’ennemi, le vautour de Narwald, le criminel qu’il devait punir !

Il le regardait immobile, et l’homme, à travers son sommeil, sentit le magnétisme du regard. Il s’étira, bâilla, et finalement, éclata de rire :

— Par ma foi ! voici l’évangéliste saint Jean avec son lion. D’où pouvez-vous bien venir, l’ami ?

— De très loin.

— Je m’en doute. Votre couleur l’indique. Ce n’est pas le blanc qui domine ici, aussi, ça fait plaisir d’en voir.

Ce disant, il se levait lestement, montrant une taille haute, bien prise, un visage jovial. Il tendit les deux mains à Michel. Celui-ci, glacé, ne les prit pas.

— Bah ! dit l’autre, étonné, qu’est-ce que vous avez ? Faut pas vous formaliser si ma main gauche vous fait les cornes ; voyez-vous, elle ne saurait faire autrement. Trois doigts emportés par un éclat d’obus, me laissant juste le pouce et l’annulaire pour me garder du mauvais sort… Non, ne vous effarouchez pas, frère blanc, je ne vous prends pas pour un jettatore, allez !

Michel ne répondit pas :

— Voyons, vous avez l’air morose, vous mourez de faim, je parie. Allons voir si mes sauvages ont épargné un morceau de mouton.

— Je ne veux rien, dit Michel.

— Allons donc ! Ici, au désert, on ne fait pas de façons, la table est mise pour le passant… et il est assez rare que le passant ne profite pas de l’hospitalité. Venez toujours vous rafraîchir, ensuite, je vous montrerai mes moutons, car je suppose que vous êtes venu jusqu’ici pour voir mes essais d’élevage. Cela va bien, mes moutons peuplent, nous en pourvoirons le pays, j’en ai la ferme conviction.

— Je ne viens pas pour vos moutons, mais pour vous.

— Pour moi ? Bravo, mon compatriote ! À qui ai-je l’honneur de parler ?

— À Michel Romalewsky.

— Ce n’est pas que votre nom me rappelle quelque chose, mais il a une consonance de mon pays.

— Pas de votre pays, mais du pays que vous et les vôtres avez annexé.

— C’est tout comme. Soyez le bienvenu. Comment m’avez-vous trouvé ici ?

— Votre femme et vos enfants m’ont indiqué le chemin, dit Michel, la gorge serrée, tellement l’odieux de ce renseignement le frappait.

— Ah ! les chéries, vous les avez vues ? Une rose et ses deux boutons, n’est-ce pas ?

Michel serra les poings ; son angoisse croissait il se roidit.

— Ainsi, vous êtes heureux, fit-il, amer.

— Très heureux. Je l’ai bien acheté, par exemple ! Après la maudite guerre où j’ai été grièvement blessé, je me suis demandé comment vivre avec ma retraite, ma médaille et ma pension. Tout cela ne faisait pas gros pour un garçon de trente ans, assez ambitieux.

— Alors, vous avez colonisé ?

— Mon Dieu oui ; j’ai mis mon pécule dans un sac, je suis parti… Mais pourquoi est-ce que je vous raconte tout cela ?

— Allez toujours. Vous m’intéressez.

— Vous n’êtes pas venu, pourtant, afin de savoir mon histoire ?

— Si, justement.

— Vous voulez faire ma biographie ? Vous êtes reporter ? De quelle feuille ?… de palmier ou de citronnier ?

— Je vous en prie, articula Michel, ne plaisantez pas.

— C’est donc sérieux ?

— On ne peut plus sérieux.

— Alors, j’y suis. Asseyons-nous.

— Je vous fais grâce des détails, dites les événements principaux. Vous êtes bien Yvan Ogareff ?

— En chair et en os.

— Vous n’ayez aucun homonyme ?

— Pas que je sache.

— Vous étiez lieutenant lors de la prise de Kronitz ?

— Parfaitement. J’eus la gloire d’être à cette campagne de conquête si admirablement menée par l’empereur Alexis, que Dieu conserve !… Seriez-vous un frère d’armes ?

— Moi ? J’étais l’ennemi ! Celui que les vôtres harcelaient !

— Ah ! bigre ! Vous saviez vous défendre ! Quels adversaires ! Enfin, nous en arrivâmes à bout… Et je vous disais donc… Ah ! oui, je vins aborder à la baie des Tigres. On m’avait dit que, pour quelques billets bleus, on me donnerait des kilomètres carrés de terrain ; et j’en pris, j’en pris des tas avec bois, prés, sables, marais ; il y avait de tout, mauvais beaucoup, bon un peu.

» Avec le temps, le courage, j’ai rendu le paquet passable. Seulement, quand, pour la première fois, je vis cela, ah ! je vous jure que je lui ai fait les cornes et de bien bon cœur, à mon lopin de terre. Ni chemin, ni toit, ni nègres, des serpents, des chacals… J’en ai la chair de poule encore aujourd’hui, quand j’y pense.

» Par chance, je trouvai un Boer qui roulait dans son carrosse à roues pleines, traîné à bœufs comme un roi de la première race française. Il avait dans le chariot des outils, des provisions et une fille délicieuse. Nous nous associâmes ; je donnai mon terrain, il donna les moyens de l’exploiter, et j’épousai sa fille.

— De sorte que vous êtes très heureux ?

— Encore une fois, oui… Vous êtes drôle, à la fin !

— Oh ! non, pas drôle du tout. Vous m’avez raconté votre vie ; vous avez appuyé sur les récits d’honneur, de travail, de succès. Vous avez oublié les épisodes moins glorieux.

— En quoi ?

— Après votre succès de Kronitz, par exemple, que fîtes-vous ?

— Nous marchâmes à d’autres conquêtes.

— Lesquelles ?

— Ma foi, je ne me souviens guère ; je n’ai pas les noms présents. Mais sérieusement, si vous travaillez à l’histoire contemporaine, je ne suis pas un personnage bien remarquable.

— Je ne m’occupe pas d’histoire.

— Qui êtes-vous donc ?

— Le justicier… Yvan Orankeff, me comprenez-vous ?

— Pas plus que mes moutons quand ils bêlent.

— Je vais m’expliquer et vous conter un épisode omis par vous dans le détail de votre jeunesse. Si vous le voulez, nous marcherons hors de l’enclos ; vos moutons tremblent à la vue de ma lionne qui est elle-même énervée… Avez-vous un cheval ici ?

— Oui, sur lequel je suis venu.

— Faites-le donc seller. Nous reprendrons au pas le chemin de chez vous.

— Pourquoi ?

— Parce qu’après avoir causé, nous ferons sans doute autre chose.

— Du diable si je vous comprends !

— Cela viendra, soyez-en sûr. Suivez mon conseil, je vous prie ; prenez vos armes aussi.

— Au fait, le soleil baisse, nous sommes loin, et si j’étais en retard, ma petite famille serait inquiète… Elle n’a que moi pour protecteur, et dans ce désert vous pensez si je suis utile…

— Oui, je le pense, Yvan Orankeff… Venez donc.


II

LE JUSTICIER

— Drôle de corps, se disait le colon en faisant seller son cheval. Il a l’air triste, pas méchant. Ce doit être un illuminé. Il en vient de ce genre par ici : des rêveurs, des misanthropes, des chercheurs de trésors… Allons, hâtons-nous ; il est plus tard que je ne croyais… Dites donc, vaqueros, continua-t-il, s’adressant à ses nègres, veillez aux palissades, je reviendrai la semaine prochaine. Je sais le compte des agneaux ; vous entendez, drôles, qu’il n’en manque pas un à l’appel !

Sur ces mots de menace pas tout à fait inutiles, le colon sortit, lassant son cheval libre de choisir ses pas pour la dangereuse descente. ̃

Michel marchait de même, en lacets, sur la pente.

Au bas Psyl hennissait.

Son maître répondit par un sifflement doux et prolongé.

— La jolie bête ! remarqua l’ex-officier d’Alaxa.

— Asseyons-nous sur ces rochers, dit Michel sans répondre à cette remarque oiseuse. Je serai bref, car je vous jure qu’il m’en coûte de parler, mais j’ai fait trente jours de marche pour arriver à ce quart d’heure. Qu’il passe donc, et que Dieu juge.

« Oui, c’est un illuminé, décidément », songea Yvan.