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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/70

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— À présent, je vais parler, dit Georges qui reprenait son calme. Je vous ai sauvé la vie et l’honneur, ou plutôt la seule chose que vous en ayez : l’apparence de l’honneur… J’ai voulu et j’ai supplié Mariska de vouloir avancer au 26 mars la date de notre mariage, parce que si vous alliez à Arétow le 25 pour votre réunion secrète, vous étiez perdu.

— Comment le savez-vous ?

— Je n’ai pas à vous le dire. Vous m’aviez cyniquement chargé de commissions pour vos affiliés. Naïf, je les ai accomplies. Ensuite, éclairé par une intelligence supérieure à la mienne, j’ai compris l’odieux de mon rôle et la lâcheté du vôtre vis-à-vis de moi.

— Misérable ! traître !…

— Les mots n’ont plus entre nous leur portée habituelle, vous venez de le dire. En conséquence, cette nuit, à Arétow, vers deux heures du matin, après la représentation du cirque Marini, les troupes de sa Majesté ont cerné la tente ronde où s’entassaient clandestinement vos amis, et ont fait la capture complète des ennemis de l’empire.

— Vous mentez !

— Non. Tenez, parmi les innombrables dépêches de félicitations qui s’étalent sur votre bureau, comme une ironie sanglante, il en est une que vous n’avez pas décachetée, la croyant de même nature. Celle-là, je l’attendais, je l’ai lue, et — ce qui est plus surprenant — comprise… Voulez-vous la chercher ?

Fédor, de ses mains tremblantes, bouleversait les papiers bleus épars.

Boris, fiévreux, l’aidait.

Mais Georges ramassa à terre la feuille et lut tout haut :

« Partie perdue, ruine complète, jeux saisis. »

— Eh bien, que pensez-vous de cela ? interrogea-t-il.

Fédor s’élança sur le jeune homme.

— Ah ! vous comblez la mesure !

— Elle débordait d’avance ! cria Georges en échappant d’un bond à l’attaque farouche du prince.

Boris se plaça entre eux. Il restait plus maître de lui.

D’une voix infiniment triste, il essaya de résumer la situation :

— Ce qui nous accable dépasse la limite des désastres humains. On dirait un enchaînement de malheurs en déduction les uns des autres.

« Jusqu’à ce jour, nous avions épargné à notre sœur la connaissance du passé. Elle avait pu grandir sans haine, éloignée de toute pensée vindicative. Si au lieu d’un criminel elle eût épousé un honnête homme, elle eût été heureuse toute sa vie… Dieu ne l’a pas voulu, son heure de larmes est venue.

» Je crois utile de la consulter avant de prendre un parti. Sur ce terrain, sur ce seul terrain, où une affection commune nous lie, je voudrais arriver à une entente entre nous.

— Je vous approuve, répondit Georges, et je vous jure que je donnerais ma vie avec joie tout de suite, pour que la matinée d’aujourd’hui n’ait pas eu lieu. Je vous jure encore que j’aime Mariska de toute la puissance de mon cœur et… je crois qu’elle m’aime…

— Qu’espérez-vous ? Auriez-vous l’audace de compter sur cet amour pour l’exploiter ?…

Georges serra les poings, prêt à la lutte. Il se contint.

— Appelez votre sœur, prononça-t-il. La décision qu’elle prendra sera sacrée… D’avance je m’y soumets, qu’elle veuille vivre avec moi…

— Oh ! j’aimerais mieux la voir morte ! rugit Fédor.

— …ou reprendre une liberté que ma mort lui rendra aussitôt qu’elle voudra.

Boris était allé frapper à la porte de la pièce où Roma et Mariska, les deux infortunées jeunes femmes, unissaient leur douleur…

Assises l’une près de l’autre, la main dans la main, elles ne pleuraient plus. Il semblait qu’une résolution eût amené un peu de calme en leur âme torturée.

Les trois hommes entrèrent.

— Mariska, commença Georges…

— Silence ! interrompit Fédor. Vous ne devez plus prononcer ce nom. Réponds, ma sœur. L’homme que tu as épousé a laissé accomplir sous ses yeux, en y participant, le meurtre de notre père et de notre mère… Il a contribué à incendier notre château de Narwald. Si tu es orpheline, c’est en grande partie à lui que tu le dois… Il a, de plus, trahi nos secrets, livré nos compagnons…

— Cela, jamais ! protesta Georges avec véhémence… Mais à quoi bon se défendre ! Le premier grief suffit, hélas !

Mariska se leva, telle une apparition. tant elle était pâle…

— Il croit que tu l’aimes, confirma Boris.

— Oui, je l’aime !… fit Mariska d’une voix blanche… mais entre nous un abîme est creusé… Nous ne devons plus jamais nous revoir…

Georges avait courbé le front. Il murmura :

— J’accepte votre décision. C’est un arrêt de mort…

Mariska reprit :

— Je compte repartir aussi vite que possible pour l’Île Rose, auprès de ma tante Hilda, suivant le conseil de Roma… Je ne vous oublierai pas, Georges, je prierai pour vous… Je ne me marierai jamais… Voici l’anneau que vous m’avez donné.

Le jeune homme s’avança, prit la bague… Un sanglot souleva sa poitrine… il hésita…

— Gardez-le, je vous en supplie ! gardez-le au fond d’un tiroir, mais qu’il soit au moins le souvenir de quelques heures de joie…

— Je ne veux rien garder de vous. Je jetterai la bague à la mer.

Elle la posa sur la cheminée.

— Quelles sont les démarches à faire pour mon divorce, Fédor ? Je t’en prie, commençons de suite, afin que je puisse partir le plus vite possible.

— Je vais téléphoner à mon avoué de venir sans retard.

— Ensuite, nous obtiendrons l’annulation en cour de Rome…

Fédor se tourna alors vers Georges Iraschko, et, d’un ton où perçait toute sa haine :

— J’espère, maintenant, dit-il, vous avoir écarté tout jamais de ma route. J’ai plus de haine pour vous que pour les autres, car vous avez, en plus, brisé la vie de ma sœur, détruit son repos, son ignorance des atrocités anciennes que nous lui avions épargnées depuis des années… Vous êtes le mauvais génie de notre famille…

— Fédor, ne cherchez plus une vengeance qui ne saurait en rien réparer le passé, dit Roma. Les événements que les hommes croient préparer les conduisent au point contraire.

— Il ne s’agit plus de vengeance, mais de justice.

— La justice ne saurait être humaine… Dieu seul sait lire au fond des consciences… Le comte Iraschko n’est qu’à demi responsable d’une guerre, où d’autres atrocités furent commises par vous… N’assumez pas un rôle de bourreau. Il est séparé de Mariska, tenez-vous à ce châtiment. Ceux que vous avez aimés n’admettent plus, à cette heure, les petites luttes de la terre, et s’ils peuvent penser et voir de l’au-delà, c’est pour vous conseiller la paix…

— Vous pouvez prêcher le détachement et le pardon, Roma… Il ne s’agit pas de vos parents…

— Ne suis-je pas aussi une victime ?… De toute façon, je ne demande que pardon… Nous n’avons pas l’intelligence des desseins éternels. Dieu a souvent armé le bras des hommes pour accomplir ses vues…

— Alors, il n’y aurait jamais de coupables ?

— Il y a des malheureux.

Tous se taisaient. L’accablement succédait à la colère.

Fédor, debout, les yeux perdus dans les cimes des arbres, cherchait à travers les espaces une issue pour faire passer celle qu’il aimait, celle qu’il voulait protéger à tout prix.

Il savait à peine ce que son devoir — du moins ce qu’il admettait comme tel — appelait. Sa conscience impérative ne dictait plus sans restriction, ainsi que jadis ; elle hésitait, blessée.

Boris, le front dans ses mains, songeait à tous les crimes, à tout le sang versé déjà. Il invoquait les âmes lointaines… les âmes des morts vénérés.

Mariska, fascinée par l’anneau de mariage déposé par elle sur la cheminée de marbre blanc, fixait un rayon de soleil accroché par l’or.

Georges et Roma se regardaient avec une infinie détresse. Leurs pensées se confondaient hors de l’ambiance, dérivant comme un esquif dans le torrent.

Nul ne songeait à rompre le silence, lorsqu’un valet entra, après avoir traversé l’enfilade des salons, stupéfait lui aussi de ce désordre, de ce silence et de l’aspect de ses maîtres.

— La voiture de monsieur le comte est avancée, dit-il. Et voici une dépêche pour monsieur le comte.

Il présentait sur un plateau de vermeil le petit papier bleu.

— Encore des félicitations ! dit le jeune homme amèrement.

Il ouvrait, sans hâte, la feuille mystérieuse, mais il tressaillit, se leva.

— Je dois partir immédiatement.

— Fuir ? dit Fédor.

— Non pas fuir, monsieur, mais obéir à un ordre qui ne se discute pas. Lisez ce télégramme :

« Ordre impérial : le lieutenant Georges Iraschko rentrera de suite à Arétow. Colonel Lianoff. »

Boris haussa les épaules :

— Ce n’est pas un à-propos préparé ? dit-il.

— Quand aurais-je pu ? fit Georges très calme devant une telle accusation. Cet à-propos tranche une situation atroce. Je reviendrai, soyez-en convaincu, et je vous offrirai, Boris, de tenir une épée en face de moi.

— Ah ! bien volontiers…

— Encore du sang ! fit Roma.

— Oui, ajouta Boris, mais un duel loyal qui sera le jugement de Dieu. Nous irons à Narwald, sur le lieu même du drame, achever le dernier acte.

Georges vint s’incliner très bas devant les deux femmes et sortit sans regarder les deux frères.