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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/8

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Elle toucha deux boutons adaptés à la boiserie. L’un fit s’éclairer soudain la pièce immense tendue de damas rosé ; l’autre fit accourir un serviteur.

— Le thé.

L’instant d’après, un valet de pied apportait un plateau chargé d’ustensiles de vermeil, contenant l’odorante infusion de Chine, du lait, du rhum et des gâteaux…

— Ce thé, dit Fédor en versant dans sa tasse l’eau parfumée, je pourrais te le reproduire chimiquement, tante.

— Grand savant que tu es !

— Simplement chimiste utile… Et tu verras, tante, un de ces jours je t’offrirai la primeur d’une belle découverte : le secret de l’éternelle jeunesse.

— Garde-le. Ce mystère-là doit rester enfoui dans l’impossible. Le répandre serait le malheur du genre humain. Il détruirait les usages, les progressions naturelles, base de la famille. Il saperait la loi fondamentale du monde et ruinerait son harmonie.

— En quoi ? Il n’empêcherait pas la mort d’accomplir son œuvre, seulement il prendrait l’être humain en plein épanouissement. En épargnant l’altération des tissus, il nous délivrerait de la laideur de l’aspect. L’expérience d’avoir vécu resterait au cœur sans être gravée en rides sur le visage.

— Le charme alors demeurerait, malgré l’âge ?

— Oui… La société serait plus jolie, la grand’mère et la petite fille plairaient également.

— Mais ce serait odieux, injuste, cruel. La femme non éprouvée resterait coquette. Plus expérimentée, la « vieille », en toute occurrence, supplanterait la « jeune ». Elle ne se lasserait pas d’exister et de récolter l’hommage. Elle ne saurait plus mourir sans désespoir, n’ayant en rien éprouvé la douleur du déclin… Non, Fédor, n’égare pas ta pensée sur ces recherches, prends à la nature ses secrets, puisqu’elle consent à se laisser voler, mais abandonne à la puissance créatrice son droit d’absolu.

— Ma tante, est-ce pour vous que vous parlez ainsi ?

— Je ne souffre pas de mon âge. Je marche vers plus d’espace, de lumière, de liberté… Je sens les lassitudes d’hier s’accentuer ; je pèse aisément ce qu’emporte chaque jour et je ne redoute rien je sais vers quel azur je vais… La fin de l’épreuve terrestre est une gloire, je ne veux pas la retarder.

Elle se leva.

— Bonsoir, mon enfant… Celui qui dirige nos voies à tous et qui te permet d’apprendre, celui-là a placé une limite à ton extrême savoir. Quand il lui plaira de dire : « assez », tu seras comme la vague qu’une autre vague chasse et dont il ne reste sur le sable qu’un peu d’écume bientôt effacée.

Ce disant, l’étrange créature tendit aux lèvres de son neveu une main parfumée et douce.

Puis, sans ajouter un seul mot, elle disparut.


VI

CŒUR DE JEUNE FILLE

Malgré septembre finissant et une brume légère jetée sur la mer un peu houleuse, la fenêtre de la chambre de Mariska Romalewsky demeurait ouverte jour et nuit. Un simple vélum de tulle de soie rosé obstruait un peu l’afflux de l’air salin.

Dans son lit tendu de légères étoffes roses lamées d’argent, Mariska, les yeux ouverts, rêvait…

C’était le lendemain des événements que nous venons de raconter.

Très jolie, Mariska…

Ses prunelles limpides, orangées ainsi que celles de Fédor, semblaient distiller des rayons. Ses cheveux mousseux, dorés comme une châtaigne sauvage, roulaient leurs nattes épaisses autour de son cou blanc.

La matinée était charmante, avec une mélancolique douceur d’automne. Le soleil, encore chaud, inondait la mer de sa clarté. Au loin, tournoyaient des mouettes, près des rochers émergeant des flots.

Plus près, dans le parc ombreux, des oiseaux gazouillaient. On les voyait sauter à travers les arbres ; les uns tout petits, au plumage diapré, pareils à des étincelles multicolores ; les autres plus grands, dont le vol lourd faisait plier les branches où ils se posaient.

Mariska ne regardait rien des merveilles que lui apportait, du parc, sa large baie ouverte, en une harmonie de couleurs, de gazouillis et de parfums.

Non, Mariska réfléchissait, un pli soucieux en son joli front d’albâtre, une gravité en sa bouche mutine.

Sur le drap ajouré de broderies, s’épandaient des feuilles écrites.

L’une d’elles encore tiède et froissée, indiquait une longue attention. Et ce n’avait pas été suffisant, paraît-il, car la jeune fille la prit et relut ces phrases venues de si loin, envoyées par l’amie de cœur :

« Robinsonne chérie, ma lettre te parviendra seulement dans une huitaine de jours. Quand je songe à cette interminable route qui nous sépare, je me désole. Tant de choses pourraient survenir en notre vie pendant ce laps de temps et de silence !

» Tu me décris ton home, amie jolie ; c’est royal, féerique, mais combien ennuyeux !

» Du luxe, du bien-être, des raffinements d’égards de la part de ton entourage, c’est exquis sûrement et c’est enviable… Pourtant, je ne t’envie pas. Je préfère notre modeste entresol, notre couple unique de serviteurs, mes robes simplettes et la bonne camaraderie blagueuse de mon frère.

» Ah ! ma mignonne, si je pouvais t’avoir, comme je serais heureuse tout fait ! Je suis tant privée de toi, la chère confidente, l’amie discrète et vraie qui savait mes secrets parfois avant moi. Et songe si, à cette heure, j’aurais besoin d’un cœur fidèle et sûr comme le tien pour y jeter le trouble du mien.

» Je vais me marier.

» Oui, notre rêve, si souvent caressé, notre prince charmant, composé avec tant de soin dans nos causeries intimes, est apparu, je crois, à l’orée de mon chemin…

» Je t’entends, d’ici m’interroger : « Où l’as-tu connu ? Qui est-il ? L’aimes-tu ? » Procédons par ordre… Je l’ai vu à la garden-party de la comtesse Balmontal ; il est attaché d’ambassade et il ne me déplaît pas, au contraire. Il a vingt-huit ans, est de taille moyenne, blond, doux, sentimental, je crois. Il me fait l’effet d’un rêveur, il cause peu, regarde et doit penser beaucoup. Ce n’est pas un séducteur, ce n’est pas un cavalier brillant, ce doit être un tempérament calme, épris de la paix intérieure du foyer.

» Ce genre me va très bien. Je n’ai guère de fortune, je n’ai guère de beauté, je ne suis pas l’étoile brillante que tu es, toi, ma perle d’Orient… Je me contente avec joie d’un mari tranquille créé pour demeurer au second plan sur la scène du monde.

» J’ai raison, n’est-ce pas ? Je suis dans le vrai. Te souviens-tu qu’en notre jardin du couvent je ne plantais jamais que des résédas et des violettes, tandis que toi, tu réussissais les fleurs éclatantes et splendides ?

» Toute notre vie est là, peinte en ce simple geste d’enfant.

» Quoi qu’il en soit, Mariska, je veux t’avoir à mon mariage. Je veux que tu sois ma demoiselle d’honneur. Réponds-moi aussi vite que possible. Il faut que tu sois à Paris dans un mois. Aucun obstacle ne t’arrêtera, n’est-ce pas, ma chérie ? pour causer ce grand bonheur à ta Yolande.

» Je pense que l’un de tes frères pourra t’accompagner ; en tout cas, songe toujours que notre toit est le tien, que tu auras près de maman le rôle de fille cadette…

» Je te mange de baisers, et te dis à bientôt !

 » Ta Yolande.

» P.-S. — J’ai parlé de toi à mon fiancé. Il connaît le prince Fédor Romalewsky, ton frère. Il n’est pas Français c’est un Slave, il se nomme Paul Karakine. »

Mariska laissa de nouveau tomber la feuille dont s’exhalait un ténu parfum de trèfle incarnat.

Son geste était lent, découragé presque.

Elle pressa le bouton électrique placé près de son lit, tout ennuagé de mousselines roses.

Une servante parut, tenant en ses mains une corbeille garnie de dentelles, où se trouvaient rangés tous les objets de lingerie destinés à la toilette matinale de sa maîtresse.

Une autre femme de chambre la suivait avec un plateau chargé d’un chocolat crémeux, flanqué de pains dorés. Sur ce plateau, il y avait deux tasses. La domestique le posa sur une petite table près de Mariska.

— Mademoiselle va être bien heureuse, dit-elle. Monseigneur Fédor est arrivé cette nuit. Il compte venir déjeuner ici.

— Ah ! quel bonheur ! s’exclama la jeune fille toute joyeuse… Bonjour, frère, tu es-là ?

— Oui, ma petite aimée. J’accours. J’ai pensé que nous déjeunerions tous deux en causant, car je repars bientôt.

— Si vite ?

— Tout à l’heure.

— Oh !… tu passes ainsi qu’un météore.

Le prince avait déposé un baiser caressant sur le front de sa sœur.

Il s’asseyait devant le plateau, et servait en souriant la jeune fille.

— Tu es rose et fraîche, mignonne. Je ne te demande pas si tu vas bien.

— Je vais très bien… Et toi, cher grand frère, tu es encore et toujours Fédor l’invincible ?

— Pourtant vaincu jadis avec mes pauvres Kouraniens… Mais aujourd’hui, oui, je suis invincible, surtout quand il s’agit de te faire plaisir. Souhaites-tu quelque chose en ce moment ?

— Oh ! je souhaite beaucoup, mon Fédor et si tu n’étais venu, j’allais t’écrire aujourd’hui même.

— Pourquoi ? Je veux que tu m’emmènes avec toi.

— Tout de suite ?… Est-ce que tu ne te plais pas ici, près de notre bonne tante Hilda ?

— Mais si, je m’y plais. Seulement, l’Île Rose est une prison… dorée. Quand les mouettes qui se posent sur les massifs de porphyre s’envolent, je les envie…

— Mais tu peux voyager. Tu as les trois Îles.

— Sûrement… Je navigue jusqu’à l’Île Verte, chez Boris ; de là, à l’Île Blanche, où je regarde fonctionner ton imprimerie ; ensuite je trace avec mon bateau la base du triangle et je rentre à l’Île Rose.

— Tu t’ennuies, je le vois.

— Non, ce n’est pas encore l’ennui ; c’est la pensée qu’il pourrait venir… Cependant, je ne t’aurais pas demandé si vite à partir, si je n’avais reçu hier une lettre de Yolande de Montflor.

— Elle te demande d’aller vers elle ?

— Justement.

— Invite-la plutôt. Elle viendra avec toute sa famille. Tu peux recevoir ici cent personnes si bon te semble, toutes tes amies, tout ton couvent.

— Je sais…

— J’enverrai un yacht les prendre aux quais de la Seine.

— Je sais encore, mais nul ne viendra si loin… De plus, ce n’est pas l’heure…

— À cause ?

— Yolande va se marier.