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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/89

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IX

ELLE ?

Le soir même, le comte Georges Iraschko quittait le couvent des moines de Narwald, radieux de l’espoir entrevu. Il laissa l’austère robe que les religieux l’avaient prié d’endosser pendant sa convalescence, et reprit avec joie ses vêtements et son allure d’homme du monde. Il arriva à Kronitz à la tombée du jour. Rapidement, il expédia à Arétow un télégramme sollicitant de l’empereur Alexis une audience pour le lendemain.

La réponse lui parvint dans la soirée.

« Je t’attends » disait l’empereur dans son bref et laconique langage habituel.

Et le train de nuit emporta le jeune homme dans la capitale d’Alaxa.

Il y débarqua par un radieux soleil qui se jouait sur les faïences et les dorures des églises et des palais. La ville quittée naguère avec tant de tristesse et de lassitude au cœur, lui paraissait maintenant lumineuse et triomphale…

Ô puissance de la divine espérance, qui illumine toute chose de joie et de beauté !

Au palais impérial, Georges Iraschko attendit peu. Le page de service l’introduisit immédiatement auprès de l’empereur.

— Eh bien ? demanda Alexis de sa voix autoritaire et froide.

— Un événement capital, sire…

— Parle…

Georges, très sûr et très maître de lui, raconta alors, avec émotion, mais avec précision, son séjour au couvent, et sa conversation avec les frères Mark et Josef.

Attentivement, l’empereur l’écoutait, les sourcils froncés.

Il dit, d’une voix grave, lorsque Georges eût fini :

— Les moines dont tu parles sont Kouraniens… et dévoués aux Romalewsky.

— En effet..

— Double et sérieuse raison de se défier de leurs paroles ?

— Pourtant, quel intérêt ?

— Le sais-je ?… Mais tout cela est étrange, Invraisemblable… Tu t’emballes sur des chimères, mon pauvre garçon… Moi je ne crois pas à la prétendue puissance que tu attribues à Fédor et à ses frères. Ton histoire de résurrection ou de léthargie est ridicule. Je t’en veux de m’avoir bercé un instant.

De nouveau, le découragement émoussa l’âme du comte. L’empereur ne le croirait donc jamais ?… Il ne voulait point partager sa confiance et sa foi ?… Il ne l’aiderait pas, lui dont le bonheur était en jeu ?

Mais Georges réagit.

— Sire, je vous en supplie, essayez cette suprême expérience du tombeau de Saint-Rome… Ensuite, vous pourrez douter de moi, m’accuser de folie et…

— Ne troublons pas la paix des morts, ne commettons pas ce sacrilège. Je m’y refuse. Est-ce tout ce que tu avais à me dire ?

— Alors, laissez-moi encore rechercher Roma Sarepta, la pupille du prince Fédor. Vous m’avez dit il y a quelque temps de vous l’amener, sire…

— Eh bien ?

— Vous savez que je n’ai pas pu retrouver ses traces. Les Romalewsky cachent bien leur prisonnière… Mais je vais recommencer mes recherches avec plus de courage que jamais. Le trouble des moines a changé mes doutes en réalité : je suis sûr, maintenant… Votre Majesté m’autorise-t-elle ?

— Essaie.

— Et si je réussis, si je retrouve cette femme, si semblable à l’impératrice, me promettez-vous alors, sire, de descendre dans la crypte de Saint-Rome pour lever vos derniers doutes ?

— Peut-être.

— J’ai un espoir assez fondé de découvrir Mme Sarepta dans la colonie de Michel Romaleswsky, en Afrique, dans l’Angola. Elle n’est point aux Îles Siamos. Ils ne peuvent l’avoir exilée que là-bas, pour l’isoler plus complètement de tous ceux qui auraient chance de la reconnaitre… Je partirai pour l’Angola.

— Va, jeune intrépide. Mais j’aime ton audace. Je mets à ta disposition un de mes yachts. Tu pourras partir dès demain.

Georges s’inclina pour se retirer. Il était heureux, malgré tout.

L’accueil de l’empereur avait été plus cordial que d’ordinaire… Peut-être que, même à son insu, l’intérêt pour l’exilée se glissait dans le cœur d’Alexis… Peut-être que, sans vouloir l’avouer, lui aussi, désirait voir cette créature étrangement semblable à la morte adorée que sans cesse réclamait Rorick.

Maintenant, Georges Iraschko aurait tous les courages. Un souffle ardent soulevait son âme, le rendait plus confiant, plus fort… il se sentait capable de vaincre tous les obstacles, de triompher de tous les dangers pour ramener Roma à Arétow.

Il retrouverait la jeune femme : un pressentiment secret lui disait qu’elle devait être auprès de Michel Romalewsky, là-bas, dans l’Afrique lointaine.

Sans penser aux difficultés, ni aux fatigues de ce long voyage, qu’aggraverait le reste de faiblesse de la blessure récente, le jeune comte s’embarqua dès le lendemain sur le Brise-Lames, le yacht que l’empereur mettait à sa disposition.

Des ordres spéciaux et formels avaient été donnés ; le capitaine et l’équipage, admirablement stylés, adoucirent la traversée.

Elle fut longue, néanmoins, et fertile en incidents, qui l’allongèrent encore, en retardant la marche du navire : avaries de machines, tempêtes, etc.

Le jeune homme frémissait d’impatience de ces retards, de ces obstacles, il avait tant hâte de revoir Roma, l’adorable jeune femme qu’il aimait d’un amour assez parfait, assez pur, pour se sacrifier entièrement à son bonheur à elle !

Comme il lui tardait de se jeter aux pieds de l’étrange et adorable créature, de réveiller son âme incertaine, hésitante, d’éclairer d’une lumière son passé, d’ouvrir devant elle le splendide horizon de son avenir !…

Comme Georges se sentait fort, maintenant, pour lutter contre la puissance terrible des Romalewsky !… Fédor ne serait plus là, d’ailleurs, lui le plus redoutable des trois frères, ces savants, ces alchimistes, aux armes mystérieuses, terrifiantes, occultes…

Georges pourrait approcher de Roma, Michel, sans défiance, d’ailleurs, ne connaissait pas celui qui était son beau-frère, devant la loi de Dieu et celle des hommes… celui qui était le maudit pour la famille des victimes de Narwald… celui que Boris avait dû tuer mortellement en duel, puisque, lui avait-on dit, sa croix s’élevait maintenant au Campo-Santo, à l’ombre miséricordieuse du mausolée de marbre blanc.

La pensée de Georges Iraschko franchissait les distances, devançant le bateau, trop lent au gré de l’impatient officier.

Enfin, la vigie du Brise-Lames signala la terre africaine. Bientôt, on arriva à la baie des Tigres.

Le débarquement s’opéra, rapide.

Le comte Iraschko, accompagné de quatre matelots courageux et résolus, d’un dévouement éprouvé, irait à travers le continent noir jusqu’à ce qu’il trouvât la plantation de Michel Romalewsky. Les marins lui seraient une fidèle escorte.

Le yacht s’installa dans le port, où, reposant sur ses amarres, il attendrait le retour de la petite troupe.

Il fallut à celle-ci le secours de deux guides indigènes pour s’aventurer dans ce pays étrange, aux forêts épaisses, aux marais enlizants et perfides, aux brousses inextricables, aux chemins souvent inaccessibles et praticables seulement à des chariots attelés de bœufs ou de vaches, comme les voitures des Boers.

Ces guides, des mulâtres, conduisirent Georges Iraschko parmi des détours sans nombre, jusqu’au Kouméné.

Là il fallut trouver une pirogue pour traverser le torrent grossi par les pluies récentes. Cette circonstance servait la rapidité du voyage, expliqua l’un des mulâtres.

— Pour gagner la plantation du prince Romalewsky, dit-il, il faudrait deux mois par la voie de terre, tandis qu’en nous servant du Rio, nous y serons dans un mois.

Il put découvrir dans le petit village indigène, tout proche, un chaland bien primitif, il est vrai, mais assez fort pour la traversée. Son fond plat permettait les sauts des obstacles qui barraient la rivière.

— Je force ma vitesse tant que je peux, ajouta le mulâtre à Georges Iraschko, tandis qu’on naviguait dans la direction de l’intérieur. Nous marchons jour et nuit à la vapeur.

Il avait suspendu pour Georges un hamac à une vergue, car il n’existait aucune cabine dans ce chaland plat, à part une case en bois d’acajou où l’on pouvait s’abriter.

Trois nègres suffisaient à la manœuvre : un à la petite machine, deux à l’avant munis de gaffes pour écarter les branches et les arbres abattus qui dérivaient et auraient entravé la marche.

Le mulâtre manœuvrait le gouvernail.

Le Kounéné est un fleuve capricieux, souvent étalé sur des hectomètres de large, d’autres fois encaissé dans les cordillières de la Chella. La navigation en est difficile.

L’aspect des rives offrait une admirable végétation : des ramures épaisses se courbaient vers l’eau.

Les fruits rouges des nocheiras pendaient en grappes tentatrices que les matins arrachaient avec leurs gaffes. De temps à autre un hippopotame montrait son dos luisant au soleil, à demi enfoui dans le sable. Puis, c’étaient des paons, des outardes, des pintades qui s’envolaient au bruit.

Pendant les nuits claires où des constellations que l’Européen n’avait jamais vues sur son ciel, resplendissaient, radieuses, il apercevait, venant au bord du fleuve, de leur pas lourd, la masse des éléphants ou l’étrange et grêle silhouette des girafes, des zèbres, des buffles qui venaient boire.

À part les bêtes, aucun mouvement ne se produisait sur les rives du grand fleuve. Aucune pirogue. C’était la solitude absolue.