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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/91

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Ce leur fut une joie immense. Ils dévorèrent la douce et nourrissante racine.

— Mais qui donc a mis le couvert ? se demandait l’indigène avec inquiétude.

L’herbe était foulée aux alentours. Il y avait trace de plusieurs passants ; des chevaux même marquaient leurs pieds sur la mousse non encore relevée.

Un objet brillait dans l’herbe, Georges Iraschko s’en empara. C’était une petite broche d’or, avec une initiale de diamant : R.

— Mon Dieu ! soupira le jeune homme extrêmement ému, celle que je cherche a dû passer par ici… Ce bijou, je le reconnais… Elle le portait le jour du passage du prince Rorick, sur le balcon de l’hôtel des Romalewsky, faubourg Saint-Honoré… Je me souviens… Et cet R… C’est Roma… Mais est-ce bien elle qui a foulé cette herbe ?… Ce joyau a pu lui être volé par une négresse, une servante infidèle ?… Mon Dieu ! Si c’était elle !

Georges baisa pieusement la jolie broche d’or et la mit dans son portefeuille, sur son cœur.

Il fit un bond de joie, oubliant la fatigue, la soif qui le torturait, et repartit bravement, suivant les traces visibles dans les herbes foulées.


X

LES CUANGARIS

Et toujours flottante, la vague forme blanche transparente précédait le pionnier d’occasion.

Il songeait aux forêts enchantées, au génie de Vercingétorix qui l’accompagnait en la Bretagne sauvage, et dans les bois déserts des environs d’Alésia. Et il eut encore une chance : le mulâtre venait de reconnaître l’arbre du voyageur, ce bienfaisant végétal aux larges et épaisses feuilles dressées en gobelet et qui conserve en lui-même une eau fraîche et pure.

L’indigène y courut, perça une tige à sa base… et tous deux tendirent leurs lèvres sèches et brûlante.

Ah ! quel bienfait ! Un filet limpide coulait abondamment.

Georges, ravi, buvait à longs traits, rafraîchissant copieusement sa gorge aride. Puis, avec une joie non moindre, il procéda à ses ablutions.

Tout ragaillardi, il marcha plus allègrement.

Les traces de nombreux passages s’accentuaient. Des branches brisées, des fruits écrasés… enfin des douilles de cartouches jetées à terre.

Georges se baissa pour étudier le sol, et, quand il se releva, une dizaine de noirs, nus et grimaçants, l’entouraient.

D’où avaient-ils bondi ?

Ces sauvages, adroits et subtils à triompher des Européens, étaient réellement terrifiants.

L’officier de l’armée impériale d’Alaxa mit aussitôt en joue, tira deux coups, étendant dans l’herbe deux naturels, et voulut passer, mais un terrible lasso s’abattit sur lui en tournoyant, le paralysant, le réduisant à l’impuissance.

Il jeta un regard inquiet, comptant encore sur le secours de son guide, le mulâtre. Mais celui-ci avait disparu…

Le langage des nègres lui était parfaitement incompréhensible ; pourtant, le jeune homme devina qu’on l’emportait au village, parmi de grandes démonstrations de joie.

La vache sur laquelle on l’attacha trottait ainsi.que presque tous les boes-cavalhos de ce pays, ce qui n’avait rien d’agréable pour le malheureux, dont les reins étaient soumis à une rude épreuve.

Au bout d’une heure, on déboucha dans une clairière, où étaient élevées les tentes des sauvages. L’arrivée fut des plus bruyantes. Tous criaient, dansaient. Le village entier accourait voir la nouvelle capture.

Le prisonnier restait beaucoup moins ému qu’il n’eût pu le penser au premier abord.

Il se sentait bien en une situation critique, car tout laissait croire qu’il était tombé entre les mains des Cuangaris ; mais Georges comptait invariablement sur sa bonne étoile.

Il ne pouvait pas échouer. Il apercevait toujours devant lui son Esprit-Guide — et cela suffisait à le consoler.

On le déchargea comme un colis, on resserra encore ses liens ; mais à sa grande joie les sauvages n’eurent pas l’idée de le fouiller pour chercher son revolver et son poignard.

Ils se contentèrent de son sac, qu’ils éventrèrent, et de son fusil, qu’ils regardèrent avec une crainte superstitieuse.

Le jour baissait sensiblement, mais à cette distance de l’équateur, le crépuscule a encore une certaine durée. Aussi, Georges, couché sur le dos, pouvait-il quand même voir autour de lui dans un rayon assez étendu.

Un groupe bizarre attira de suite son attention. Au milieu des herbes où elles disparaissaient presque, il aperçut des formes immobiles… Des vêtements clairs tachaient l’ombre naissante.

Il ne pouvait faire un mouvement pour mieux voir, deviner qui était là. Ce n’étaient pas des nègres, pourtant ; les sauvages ne s’habillent pas ainsi… Seraient-ce des prisonniers comme lui ?

Alors, le jeune comte éleva la voix en français, bien sûr qu’aucun de ces noirs ne comprendrait une langue absolument inconnue dans la région.

— Qui est là ? cria-t-il, des prisonniers comme moi ?

L’effet fut magique.

Trois têtes se levèrent aussitôt… Trois voix crièrent :

— Ciel ! Qui êtes-vous ?

Georges ne put répondre tout d’abord. Une émotion inouïe venait de lui couper la respiration.

Il avait reconnu la voix claire, la voix de caresse et d’autorité de Roma…

Roma ici ?… Était-ce possible… Ne rêvait-il pas ?… Aurait-elle quitté la plantation de Michel Romalewsky ?… Était-elle perdue, elle aussi, dans la brousse infinie ?

Les nègres toujours gesticulant, hurlant, sautant, vinrent reprendre le comte sans ménagements et allèrent le jeter auprès des autres, prisonniers, ficelés comme lui.

Puis un cercle de femmes et d’enfants horribles, nus, avec des ventres difformes, comme en ont tous ces malheureux indigènes, vinrent les regarder curieusement, pendant que les hommes se livraient à des préparatifs des plus inquiétants.

Ils dressaient quatre poteaux, au milieu desquels ils rassemblaient un mas de branches et de feuilles sèches.

D’autres affutaient des flèches, taillaient des lanières dans des peaux de bêtes.

Maintenant, Georges distinguait… voyait ses compagnons de supplice…

Roma !… c’était bien Roma qui gisait à quelques pas de lui, drapée dans sa robe blanche, les mains et les pieds liés, elle aussi.

— Vous ! parvint à articuler le jeune homme… Vous retrouver dans une telle situation !

Une voix faible répondit :

— Qui donc me parle ? Je crois vous avoir entendu déjà, mais où ?

— À Paris… Je suis venu d’au-delà des mers pour vous joindre… Je suis Georges Iraschko.

— Georges ! Mais Boris l’a tué !… Au moment où mon âme va enfin se dégager du corps de souffrance qu’elle habite, l’âme de mon ami dévoué vient au-devant de moi.

— Oui, son âme d’abord, mais aussi son corps, avec sa force et son courage pour vous délivrer. Madame, nous nous sauverons !

— Hélas ! mon ami, mes compagnons et moi avons été capturés ce matin, au moment où nous venions de fuir la plantation des Romalewsky…

— Vous avez pu vous enfuir ?

— Oui, grâce au docteur Stéphan Worsky, qui nous a aidées, Hanna et moi, à rompre notre chaîne, à nous éloigner de nos prisons… Et maintenant, on nous destine à quelque fête sanguinaire, à quelque repas monstre, dont les Cuangaris sont coutumiers…

— Non, madame… Une lumineuse forme blanche que je prenais pour votre double, pour un fluide émanant de votre être psychique, m’a dirigé pour ainsi dire ici, auprès de vous.. Ce n’est pas pour mourir avec vous…

— Qui sait ?

— Monsieur, dit l’homme qui se trouvait de l’autre côté de Roma, se mêlant soudain à la conversation, je vois que vous êtes une victime comme nous. Je crois impossible de nous sauver, à moins d’un miracle.

— Je l’attends, monsieur, ce miracle, et avec une entière confiance.

— Je ne partage pas votre optimisme… Je ne m’effraie pas pour moi. Je saurai mourir. Mais ce qui m’épouvante, c’est le sort réservé aux malheureuses femmes qui sont là.

— Oh ! être impuissant, ligoté ! s’écria Georges avec rage.

— La torture nous attend, monsieur, reprit le docteur Stéphan Worsky, le voisin de Roma. Mais ce n’est pas le pis pour nos compagnes… Possédez-vous une arme ?

— Oui, j’ai un revolver chargé et un couteau.

— Il faudra trouver moyen de briser vos cordes pendant la nuit. Peut-être pourrai-je me glisser vers vous et avec mes dents vous aider. Ensuite, sans hésiter, et d’un seul coup, vous tuerez nos compagnes, pour leur éviter le sort affreux qui nous attend…

— Grand Dieu ! gémit Georges.

— Je vous en supplie, mon ami ! articula Roma faiblement.

— Par pitié, monsieur ! fit Hanna.

— Ne précipitons rien, peut-être le salut nous viendra-t-il au moment suprême. Nous avons encore la nuit devant nous, puisque les nègres cannibales et féroces ne font leurs sacrifices sanglants qu’au soleil.

— Oui, mais on commencera par nous, sans doute, au premier rayon… Vous voyez quelle urgence il y a de nous débarrasser mutuellement de la vie avant le jour.