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Page:Apollinaire - Le Poète assassiné, 1916.djvu/223

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LE POÈTE ASSASSINÉ

Alors, à travers les rues de Beuel, il se mit en route, tournant le dos au Rhin.

Lorsque le rabbin eut traversé la voie du chemin de fer, il se trouva devant deux chemins et tandis qu’il hésitait, ne sachant quel était le bon, leva de nouveau la tête par hasard. Il vit devant lui un jeune homme tenant une valise à la main et qui venait de Bonn ; le vieux rabbin ne reconnut pas ce personnage et il lui cria :

— Êtes-vous fou de voyager par un temps pareil, monsieur ?

— J’ai hâte de rejoindre quelqu’un que j’ai perdu et dont je suis la trace, répondit l’inconnu.

— Quelle est votre profession ? cria le juif.

— Je suis un poète.

Le prophète tapa du pied et tandis que le jeune homme s’éloignait il l’injuria ignoblement à cause de la pitié qui lui venait, puis il baissa la tête et sans plus s’occuper du poète alla regarder les poteaux pour se renseigner au sujet des routes. Il prit tout droit devant lui en bougonnant.

« Heureusement que le vent est tombé… au moins on peut marcher… J’avais cru d’abord qu’il arrivait pour me tuer. Mais non, il mourra peut-être avant moi ce poète qui n’est même pas juif.