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Page:Apollinaire - Le Poète assassiné, 1916.djvu/326

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LE DÉPART DE L’OMBRE

d’aller en faire dans le voisinage, Je compris que cet homme ne voulait pas travailler le jour du sabbat, et quand, de retour, j’eus payé ce que je devais, la monnaie resta sur le comptoir.

« — Quelle belle journée, nous dit ensuite Bakar. Il est vrai que c’est aujourd’hui samedi : le soleil brille toujours ce jour-là. Et c’est le jour où l’on peut le mieux examiner une ombre. Chaque samedi me rappelle aussi un des détails les plus émouvants de ma longue vie. Le beau souvenir que d’avoir été le hasard même ! Les chrétiens n’ont point de ces souvenirs d’enfance !

« Je naquis à Rome et ne suis à Paris que depuis l’âge de vingt-cinq ans.

« Vous savez qu’à Rome on tire le lotto chaque samedi, sur la piazza Ripetta, et que le soin de prendre les numéros au hasard est dévolu à un enfant juif qu’on choisit, de préférence, gracieux de visage et à cheveux bouclés.

« Une fois c’est moi qui tirai le lotto. Ma mère, qui était très belle, me conduisit. Alors, au centre de la place, je devins le hasard. Et depuis, je n’ai jamais vu tant de regards me considérer anxieusement. À la fin, il y avait de ces yeux qui flamboyaient de colère et d’autres de joie. Des hommes me montraient le poing en m’insultant tandis que quelques-uns jubilaient en m’appelant Jésus, agneau