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Page:Apollinaire - Le Poète assassiné, 1916.djvu/353

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L’INFIRME DIVINISÉ

nements qui remplissaient désormais son existence. De ses actions saccadées il n’apercevait plus la succession.

À vrai dire, il semble impossible de croire qu’elles lui parussent simultanées et le seul mot qui, dans la pensée des hommes accoutumés à l’idée du temps, puisse rendre ce qui se passait dans le cerveau de Justin Couchot est celui d’éternité. Ses actions, ses gestes, les impressions qui frappaient son œil, son oreille uniques lui semblaient éternelles et ses membres solitaires étaient impuissants à créer pour lui, entre les divers actes de la vie, cette liaison que deux jambes, deux bras, deux yeux, deux oreilles suscitent dans l’esprit des hommes normaux et de quoi résulte la notion du temps.

Bizarre infirmité, qui méritait qu’on l’appelât divine !

Sa popularité augmentait chaque jour et il prit l’habitude d’exciter la curiosité publique. Quand le temps était beau, il s’en allait par bonds, s’élançant vers le firmament, où l’on place Dieu, auquel il ressemblait mentalement, et retombait sur la terre aussitôt, divinité sans puissance qu’emprisonnait un corps infirme et faible à faire pitié.