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Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/152

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ce mot une idée singulière et distincte, qui le détermine à ne signifier qu’une seule et unique chose.

J’ai dit que cela se reconnaissait d’ordinaire par les circonstances, comme, dans la bouche des Français, le mot de roi signifie Louis XIV. Mais voici encore une règle qui peut servir à faire juger quand un terme commun demeure dans son idée générale, ou quand il est déterminé par une idée distincte et particulière, quoique non exprimée.

Quand il y a une absurdité manifeste à lier un attribut avec un sujet demeurant dans son idée générale, on doit croire que celui qui fait cette proposition n’a pas laissé ce sujet dans son idée générale. Ainsi, si j’entends dire à un homme : Rex hoc mihi imperavit, le roi m’a commandé telle chose ; je suis assuré qu’il n’a pas laissé le mot de roi dans son idée générale : car le roi ne fait point de commandement particulier.

Si un homme m’avait dit : La gazette de Bruxelles du 14 janvier 1662 touchant ce qui se passe à Paris est fausse, je serais assuré qu’il aurait quelque chose dans l’esprit de plus que ce qui serait signifié par ces termes, parce que tout cela n’est point capable de faire juger si cette gazette est vraie ou fausse, et qu’ainsi il faudrait qu’il eût conçu une nouvelle distincte et particulière, laquelle il jugeât contraire à la vérité, comme si cette gazette avait dit que le roi a fait cent chevaliers de l’ordre du Saint-Esprit.

De même dans les jugements que l’on fait des opinions des philosophes quand on dit que la doctrine d’un tel philosophe est fausse, expliquer distinctement quelle est cette doctrine, comme, que la doctrine de Lucrèce touchant la nature de notre âme est fausse, il faut nécessairement que, dans ces sortes de jugements, ceux qui les font conçoivent une opinion distincte et particulière sous le mot général de doctrine d’un tel philosophe, parce que la qualité de fausse ne peut pas convenir à une doctrine, comme étant d’un tel auteur, mais seulement comme étant une telle opinion en particulier, contraire à la vérité ; et ainsi ces sortes de propositions se résolvent nécessairement en celles-ci : Une telle opinion, qui a été enseignée par un tel auteur, est fausse : l’opinion que notre soit composée d’atomes, qui a été enseignée par Lucrèce, est fausse : De sorte que ces jugements enferment toujours deux affirmations, lors même qu’elles ne sont pas distinctement exprimées : l’une principale, qui regarde la vérité en elle-même, qui est que c’est une grande erreur de vouloir que notre âme soit composée d’atomes ; l’autre incidente, qui ne regarde qu’un point d’histoire, qui est que cette erreur a été enseignée par Lucrèce.